Quai Voltaire
À Paris, certains philosophes notables (Pascal, Auguste Comte, Descartes, Victor Cousin…) sont honorés d’une rue à leur nom ; d’autres doivent se contenter d’une plaque, comme Simone Weil ou Félix Ravaisson, mais un seul a cette chose admirable et symbolique, un quai : lieu d’arrivée et de départ, de commerce des idées et des biens, lieu d’ouverture, d’échanges, de libertés, de grand air. Au n° 27 du quai Voltaire (7e arrondissement), on peut lire que « Voltaire, né à Paris le 21 novembre 1694, est mort dans cette maison le 30 mai 1778 ».
« Voltaire » ? François-Marie Arouet est un enfant de la bourgeoisie parisienne, proche de la noblesse de robe. Son père est notaire et si, comme dit Flaubert, « chaque notaire porte en soi les débris d’un poète », Voltaire, le poète, saura se faire aussi, les circonstances aidant, avocat, plaideur et hommes d’affaires, et mettre à profit les vertus de son milieu d’origine. Le jeune Arouet fait ses études chez les jésuites du collège de Clermont, le futur lycée Louis-le-Grand, et gardera de la sympathie pour les bons pères, mais il s’initie au libertinage avec ses amis aristocrates du Temple et prend goût à la vie mondaine. Tout est facile pour ce poète malicieux, pour ce bel esprit inoffensif. Mais, en mai 1717 (« En beau printemps, un jour de Pentecôte »), un poème imprudent sur le régent et sa fille, qu’il n’a pas même écrit, le conduit à la Bastille pour onze longs mois. Il en fait un petit poème : « Me voici donc en ce lieu de détresse, / Embastillé, logé fort à l’étroit,/ Ne dormant point, buvant chaud, mangeant froid,/ Trahi de tous, même de ma maîtresse [1]. » En même temps, il obtient un succès (de scandale) avec une tragédie inspirée de Sophocle, Œdipe, occasion pour lui d’abandonner le nom de son père (ô Freud…) et de devenir, pour l’éternité, Voltaire.
Ainsi l’auteur de nombre de tragédies oubliées ( Zaïre, Mérope, Mahomet, Mariamne, etc.) verra-t-il sa vie scandée par une alternance tragi-comique de séjours risqués à Paris, de départs impromptus, de bannissements modérés et d’exils plus ou moins lointains, qui se terminent par un nouveau retour (souvent triomphal) à Paris. « Je ne suis pas fait – disait-il – pour habiter longtemps le même lieu. » De fait. Il est l’exemple même de l’écrivain trop frondeur pour être toléré et trop célèbre pour être vraiment poursuivi et emprisonné.
De retour à Paris, en 1724, il loge chez l’aimable présidente de Bernières au n° 27 du futur quai Voltaire, un bel hôtel à l’angle de la rue de Beaune. Un signe du destin : il y mourra. En décembre 1725, l’écrivain, partout courtisé et célébré, rencontre le chevalier de Rohan-Chabot dans la loge de l’actrice Adrienne Lecouvreur ; des insolences sont échangées et, quelques jours après, le chevalier, la honte de sa famille, fait bastonner l’écrivain par ses gens. Voltaire enrage, d’autant plus que ses « amis » aristocrates prennent soin de ne pas trop visiblement prendre son parti. Il rêve de duel, se voit menacer d’une lettre de cachet, et part en exil à Londres en 1726. Il ne reviendra en France qu’en novembre 1728, et à Paris en avril 1729. Le fruit de ce séjour anglais, ce seront les Lettres philosophiques de 1734, dont la parution l’oblige à fuir de nouveau. Il se réfugie à Cirey (Cirey-sur-Blaise, en Haute-Marne, non loin de Colombey-les-Deux-Églises…) chez son amie, la noble et savante Émilie du Châtelet, née Breteuil, avec qui il va vivre jusqu’à la mort en couches de cette dernière, en 1749. Entre-temps, en 1745, de retour, provisoirement, à Paris, lui qui sait si bien manier le compliment, entame une carrière de courtisan, devient historiographe du roi et se fait élire à l’Académie, mais ce contre-emploi le laisse déçu ; il en tirera Zadig, en 1747.
En 1750, affecté par le deuil, il est de nouveau, à Paris, rue Traversière-Saint-Honoré (aujourd’hui rue Molière) avec sa « nièce », Mme Denis. Dans cette maison qu’il avait louée avec Émilie, il veille à ce que les pièces qu’elle avait occupées restent intactes : « Les lieux qu’elle a habités nourrissent une douleur qui m’est chère et me parleront continuellement d’elle. »
Mais il ne tient pas en place et accepte en juin l’emploi de chambellan de son « ami » le roi de Prusse, Frédéric II. Ce sera la « grande illusion » du roi-philosophe, une erreur berlinoise de trois ans, au terme de laquelle Voltaire décide de cultiver son jardin et de s’installer aux Délices, près de Genève (1755), puis à Ferney (1758). Malgré la nostalgie persistante de la capitale, il ne retournera à Paris que l’année de sa mort, en 1778. Mais quel retour ! Un retour « en contrebande », surveillé par les argousins – Louis XVI et la police ne l’aiment pas –, mais, dans l’opinion parisienne, c’est un triomphe, une apothéose qui va le tuer.
Installé au n° 27 du quai, dans le salon de l’hôtel du marquis Charles de Villette, surveillé par Tronchin, son médecin, qui s’inquiète de cette presse, l’illustre vieillard reçoit sans désemparer, en robe de chambre, tout ce qui compte à Paris : Gluck et Piccini, d’Alembert, Diderot, l’illustre Benjamin Franklin, une délégation de l’Académie, des francs-maçons de la Loge des Neuf Sœurs, des prêtres qui veulent sauver son âme, des acteurs de la Comédie-Française. Il s’épuise à rédiger pour eux sa dernière œuvre, une insipide tragédie, Irène, dont la première, le 30 mars, est un triomphe ; on couronne sur scène un buste de l’auteur, qui est raccompagné dans son carrosse par la foule enthousiaste. Mais cette première est un « solennel baisser de rideau » [2] et Voltaire meurt le 30 mai dans des conditions sordides, relégué dans une cabane au fond du jardin.
Que faire de Voltaire mort, lui qui était la vie même de l’esprit ? Le curé de Saint-Sulpice refuse tout enterrement en terre chrétienne, on arrange à la hâte une inhumation à l’abbaye de Scellières, près de Troyes. Son ami, le marquis de Villette, de sa propre autorité, rebaptise le quai des Théatins en quai Voltaire, décision devenue officielle et définitive en 1791. C’est aussi à cette date que, lors d’une ultime pérégrination, les « cendres » de Voltaire sont transférées au Panthéon, où il retrouve Rousseau. Il eût sans doute salué d’un mot d’esprit cet ultime rapprochement entre philosophes.
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Voltaire, Œuvres complètes, vol. 1B, Voltaire Foundation, Oxford, 2002, p. 302, édition de Catriona Seth.
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Jean Orieux, Voltaire, Flammarion, 1977, p. 357.