L’art de la stérilité

Écrivain et animateur de télévision, brillant sujet et provocateur institutionnalisé, Yann Moix signe un petit recueil de pensées sur une notion qui a envahi le champ de la réflexion et de la vie quotidienne, la notion de « terreur ».


Yann Moix, Terreur. Grasset, 250 p., 18 €


Yann Moix est un de ces personnages hypersensibles à l’air du temps, qui le reflète au plus haut point, et à ce titre il est intéressant de se plonger dans ce qu’il propose. Lire Yann Moix, ce n’est pas lire un regard d’avant-garde ou d’arrière-garde, c’est prendre le pouls du temps, très précisément tremper un thermomètre intellectuel dans le chaudron de ce que la France qui se revendique « ni ni » pense en 2016-2017.

Terreur est le développement d’un article paru dans Le Monde le 30 juillet 2016, article que nous avions remarqué pour sa pertinence. Tout commençait par un constat brutalement vrai, qui signalait la qualité et la variété des analyses du phénomène terroriste actuel. Fort de ce constat en forme d’hommage rendu au discernement et au savoir des différents intervenants (sociologues, historiens, théologiens…), Yann Moix glissait, non sans un certain panache, son point de vue sur la question. Le temps d’un article ou d’un éditorial, c’était assez agile et porteur de vérités. Mais le temps d’un livre ? Le temps d’un espace de 250 pages, fussent-elles aérées par le découpage en paragraphes très brefs et agrémentées du signe typographique synonyme de « section », ou, disons-le autrement pour faire plaisir à un auteur qui a lu Nietzsche, présentées sous forme d’aphorismes classés en chapitres plus ou moins thématiques ?

Le lecteur français commence en toute logique du début, de gauche à droite, et non de droite à gauche comme dans la langue et la graphie arabe. Au commencement, donc, il se réjouit de retrouver l’éditorial ci-dessus mentionné, il s’amuse ou s’esbaudit devant la brillance de l’esprit Moix qui égrène les renversements et les paradoxes. C’est un festival de jeux de mots, d’inversions rhétoriques, de toutes sortes de tropes. Oui, ces torsions font exploser le sens des mots et donnent à penser, au début au moins. Yann Moix joue sur d’incessantes oppositions entre des termes proches dans le son, parfois dans le sens : indéchiffrable/indéfrichable, mort-vivant/vivant-mort… Les néologismes abondent, c’est amusant un temps, adolescents/adulescents ; ressusciter/déressusciter… Les chiasmes se succèdent et s’enchâssent : « Tout le monde devient chacun, chacun devient tout le monde ; on meurt non d’indifférence, mais d’indifférenciation. » La proposition est tellement sonore, tellement purement logique qu’elle en perd son sens, surtout quand la suite du pamphlet consacre un chapitre à l’antisémitisme ou cite le meurtre du père Hamel dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray, prouvant ainsi que les terroristes savent très bien ce qu’ils font et savent aussi différencier, dans tous les cas pour tuer.

Yann Moix, Terreur, Grasset

Yann Moix © J.-F. Paga

Prenons l’exemple du chapitre 14, centré sur Coulibaly, responsable du massacre de l’Hyper Cacher. Le jongleur verbal raisonne, ou résonne, dirions-nous pour le parodier, ainsi : « Un homme, une femme, un enfant qui mangent hypercacher sont des hyperjuifs, ils se signalent tellement hypertrophiquement comme juifs que la marge d’erreur, en les massacrant, se voit hyperréduite. Cela offre aussi (se dit Coulibaly) la possibilité de commettre un acte d’hyperterrorisme. Tout enfin de compte, dans cette histoire, sera de l’ordre de l’hyper. »

Une page plus loin, le préfixe « hyper » se voit mué en « hype » : « C’est une haine suiviste mécanique, celle d’un antisémitisme moutonnier, systématique, mimétique, ventriloque, l’antisémitisme hype d’une génération qui hait sans avoir lu… » Le lecteur, un peu à bout de souffle, sourit à peine. La sophistique qui consiste à répéter sept fois en quatre ou cinq lignes le préfixe « hyper » finit par étouffer la pensée, elle se prend les pieds dans le tapis et risque de basculer dans ce que l’auteur dénonce avec raison chez les terroristes : la tautologie. Le terrorisme est un mot qui se suffit à lui-même, par définition, il n’est pas besoin de lui adjoindre un adjuvant pour en gonfler le sens ou l’horreur concrète et quotidienne. C’est dommage : perspicace mais victime d’une écriture automatique et bien peu surréaliste, assujetti à toutes sortes d’homonymies traîtres, Yann Moix ne distingue pas toujours le jeu de mots de la contrepèterie, la maîtrise de l’outil nommé langue de l’association d’idées insignifiante.

Quant au fond, est-il bien certain que l’antisémitisme qui n’a jamais lu est pire que celui qui a lu ? Que l’antisémitisme qui a « pris le temps de penser » est moins pernicieux que l’autre, brut et aveugle ? C’est là que le sophiste pèche par le manque, manque d’histoire, de contenu, de concepts. Paradoxalement, Yann Moix ne se révèle pas cynique ni blasé, mais… naïf. Naïf quand il écrit : « Nouvelle définition de l’existence : laps de temps qui nous sépare de deux attentats. » Croyait-il vraiment que la vie était un éternel café à la terrasse réservé à quelques-uns ? Que nous avions définitivement évacué la finitude ? « War is just a shot away », chantaient déjà les Stones. Yann Moix est né en 1968, une génération, la mienne, quelques années après la guerre d’Algérie, que nos parents ont vécue et qui n’est évidemment pas sans lien avec la violence qui déferle en France aujourd’hui. (La guerre d’Algérie est à peine présente, à travers deux longues et intéressantes citations de Philippe Ivernel.) Une génération dont les grands-parents ont vécu la Seconde Guerre, c’est un peu plus lointain, mais pas beaucoup plus.

Et que dire de l’espace, du monde, des autres rives, des autres côtés de nos frontières ? Yann Moix n’a donc jamais rencontré un étranger, ami, chauffeur de taxi, simple passant, étudiant, professeur invité ou réfugié, que sais-je, qui a fui son pays à cause de la guerre, laquelle se traduit exactement ainsi, par des attentats en séries plus ou moins espacées ? Il tombe des nues (nous sommes tous un peu tombés des nues, il est vrai), mais sortons de France et rappelons ce que vivent depuis des dizaines d’années, constamment et sans beaucoup de perspective de lumière, les habitants de… au hasard, Bagdad, Jérusalem, Alep, Kaboul, Sarajevo il y a peu, Ciudad Juarez…

Naïf quand il évoque la Promenade des Anglais, « l’innocence légère, surchargée de robes et de chapeaux […] voilà qu’elle est éclaboussée à jamais par des flaques de sang ». A-t-il oublié les charniers de la Grande Guerre qui ont mis fin à la Belle Époque ? Yann Moix trahit un cruel défaut de mémoire, même si l’idée d’aborder la notion de terreur par les seuls jeux de langage n’est pas condamnable en soi ; ce faisant, l’écrivain s’est imposé un défi, un pari difficile, peut-être impossible, à tenir. Les terroristes sont immatures, dit-il ; oui, mais pour un admirateur de Gombrowicz dont il a préfacé le journal intime récemment, comment s’en tenir à une définition aussi minimale de l’immaturité ? Est-il bien sûr que les commanditaires de ces sanglants attentats et tous leurs sicaires sont si immatures ? Ce serait trop simple, trop beau, la vie n’est pas qu’un jeu vidéo.

L’écrivain consacre un chapitre entier, court, certes, à la postérité rêvée par les terroristes, qui dépasserait la postérité des écrivains de génie. Wikipedia en serait la preuve, il suffirait de lire la notice consacrée à Kermiche, Merah… Il est curieux de penser le temps long en le réduisant à Internet, même en raillant « les instances wikipédiennes », pour ne rien dire des écrivains de génie, qui survivront évidemment, quels que soient le nivellement et la profusion illusoire et sans hiérarchie de la Toile. Il est aussi curieux et clochemerle de préciser : « (Par parenthèse qu’il me coûte de sans arrêt vérifier l’orthographe des noms et prénoms de ces gens) », après avoir énuméré huit noms aux consonances arabes. Ce type d’aparté est déplacé. Terroristes, barbares, salauds, ils méritent peut-être le mépris, mais de là à trahir sa paresse et son incuriosité, c’est regrettable. Coulibaly est le nom le plus classique qui soit en Côte d’Ivoire, par exemple. Et que dire d’Abdel Malik Petitjean ?

Yann Moix ne prend guère position politiquement. « Personne n’a raison, personne n’a tort », écrit-il à propos des savants qui tentent d’enserrer le phénomène du terrorisme (l’idée qui formait l’introduction de Terreur revient plusieurs fois dans un livre non dépourvu de répétitions). Il évacue tout ce qui serait raisonné au sens de discursif et mis en perspective, pour s’en tenir au pouvoir des mots comme si c’étaient des images sur papier glacé. C’est à se demander si l’écrivain n’est pas lui-même victime de la griserie de l’écran et de la surface qu’il accuse chez les terroristes. Mais les mots, à force d’être tordus et malmenés, sont évidés et creux. Et Yann Moix ne se livre pas à un exercice de nonsense britannique.

« Ils ne sont même pas tombés au nom du nihilisme. C’est pourquoi leur mort, plus que n’importe quelle mort, doit entrer dans une transcendance spéciale. » Que signifie une transcendance « spéciale », diable ? Un petit arrangement avec l’au-delà ? Un purgatoire pour les nuls ? Une façon de dire qu’ils n’appartiennent pas, qu’ils ne méritent pas d’appartenir à notre tradition de pensée judéo-chrétienne dont le nihilisme serait l’acmé ? Ce type de formule pèche par imprécision, ce que l’écrivain dénonce également chez nos terroristes.

Pour faire bonne mesure et par esprit de contradiction, ce en quoi excelle Yann Moix, nous achèverons en soulignant les qualités de cet ouvrage. Ainsi le chapitre 24, qui rappelle le lien entre terrorisme et jeunesse, et offre une analyse dense, percutante, sur la succession de ce qu’on appelait blousons noirs, loubards, rockers, bande à Baader, punks, chaque génération jetant la précédente au panier avec une violence aux couleurs neuves. Ici, la sensibilité de Moix aux changements d’époque, aux tournants, aux légers virages, est extrême et stimulante. Toujours dans la dernière partie du livre, l’écrivain se révèle très fin et personnel quand il essaie de saisir dans son filet quelques « grandes idées », religion, transcendance, culture. « Il faut à la sommation que nous avons d’exister, une compensation qui soit d’une texture étrangère à la vie. » « La culture, c’est quand la nuance est infinie. Plus il y a possibilité de dire la nuance, plus il y a culture. Il faut échapper au monoculturalisme comme au multicuturalisme. »

Yann Moix, quand il oublie de charmer et de jongler comme un enfant, peut être extrêmement juste. On ne saurait donc lui rendre meilleur service que de conclure en le citant ainsi, lui qui cite amplement trois maîtres, Sénèque, Nietzsche et Bataille. Car il arrive qu’il s’extraie de lui-même pour être clairvoyant et convaincant. Stoïque ? non ; au fond, inquiet lui aussi.

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