Le Centre dramatique national itinérant, Les Tréteaux de France, est de passage à la Maison des métallos, dans le onzième arrondissement de Paris. Ce bel espace, associé au souvenir d’une longue tradition militante, devenu établissement culturel, convient tout particulièrement au spectacle de Robin Renucci, L’Avaleur, d’après Other people’s money de Jerry Sterner.
L’Avaleur, d’après Jerry Sterner. Mise en scène de Robin Renucci. Maison des métallos jusqu’au 18 février. Tournée nationale jusqu’au 14 avril.
La création s’est faite, mi-décembre, au Creusot, grand site industriel, dont la scène nationale a coproduit le spectacle. La tournée se terminera en avril au TNP de Villeurbanne, après des haltes dans des lieux les plus divers, à nouveau en Île-de-France, mais aussi à Vesoul ou Pamiers, pour quelques jours dans des institutions comme le Théâtre national de Bretagne ou pour une seule représentation, par exemple à l’espace culturel de Lézignan-Corbières. Ce fonctionnement, inhérent à la mission des Tréteaux, aura permis de faire largement entendre sur le territoire une pièce choisie pour sa résonance avec l’actualité la plus immédiate, avec la thématique « le travail, la richesse et la création de la valeur », programmée pour les saisons 2015/2018. Le Faiseur de Balzac, mis en scène par Robin Renucci, toujours présenté en tournée , constituait la première étape de ce parcours.
« L’avaleur » apparaît plutôt comme un « dé-faiseur », protagoniste dans Other people’s money de Jerry Sterner, qui montrait en 1989 le mécanisme d’une OPA (offre publique d’achat) aux Etats-Unis. Après le film de Norman Jewison (en français : Larry le liquidateur) en 1991, Daniel Benoin avait déjà mis en scène la pièce, en 2009, sous le titre L’Argent des autres. À partir de la traduction de Laurent Barucq, Evelyne Loew, collaboratrice régulière des Tréteaux, l’a adaptée dans un contexte européen. L’entreprise américaine devient le CFC, Câble français de Cherbourg, spécialisée dans les réseaux de fibre optique. Elle est victime d’une OPA depuis la City de Londres et non plus de Wall Street. Elle apparaît représentative de ces entreprises victimes du capitalisme financier.
La grande réussite du spectacle tient à la capacité de faire coexister une sorte de didactisme et « un vrai conte moderne », selon les termes de Robin Renucci dans le programme. Manifestement le PDG, André Georges (Jean-Marie Winling), héritier d’une affaire familiale prospère, n’a pas anticipé, par l’entrée en bourse de sa PME, le risque de captation de son capital, confiant en un cercle d’actionnaires fidèles, pas plus que des spectateurs n’ont conscience de l’utilisation par les banques de leur argent. Le directeur (Robin Renucci) a beau mettre en garde son patron, tout en se livrant à un double jeu, il ne peut que constater son aveuglement, qu’il explique et commente dans des séquences de narrateur, quasi brechtiennes, à l’avant-scène. Il est relayé, dans cette vaine tentative, par une jeune avocate d’affaires, Alex, (Marilyne Fontaine), fille de la très poche collaboratrice, Béatrice (Nadine Darmon).
Le conte est centré sur un personnage d’« ogre attirant et effrayant à la fois » : Franck Kafaim, l’avaleur, qui doit beaucoup à la performance exceptionnelle de Xavier Gallais. Celui-ci garde toute l’aisance, la mobilité de son jeune corps sous l’apparence d’un obèse, affublé d’une tignasse et d’une mèche blondes aisément reconnaissables. Il semble dominé par ses appétits, d’éclairs au chocolat, de sexe face à Alex, d’argent dans sa dévoration financière. Mais il s’assume pleinement avec humour, jubilation, ostentation. Il met frénétiquement en mouvement sa masse énorme, au son de la musique de Gabriel Benlolo, jouée à l’arrière-plan, derrière un rideau à lamelles. Il ne cesse de faire pivoter son siège sur fond, côté jardin, d’une image projetée de la City, symétrique, côté cour, d’un panneau du Centre français du câble (scénographie de Samuel Poncet). Le spectacle évite le risque de manichéisme grâce au caractère fascinant de ce protagoniste, la tentation d’une opposition radicale entre ces deux mondes de part et d’autre du plateau.
Visuellement, tous les personnages semblent appartenir au même univers de bande dessinée, comme par un effet de contamination : ils portent des vêtements très colorés (costumes de Thierry Delettre), des perruques empruntées à des figurines de Playmobil (Jean-Bernard Scotto). Ils révèlent une complexité que cette apparence ne laisserait pas de prime abord supposer. Le directeur, homme de confiance, s’avère plus soucieux de ses intérêts que de ceux de l’entreprise. Le PDG, incarnation d’un patronat paternaliste, a su bien mettre à profit sa liaison avec sa collaboratrice, au détriment de la relation entre la mère et la fille. Quant à celle-ci, d’abord engagée dans une guerre des sexes avec l’avaleur, elle finit par succomber à ses avances grossières et à sa vitalité exubérante. Le conte se termine ainsi sur un « dénouement heureux », bien équivoque, à la génération d’Alex et de Franck, sur un retournement inattendu pour leurs enfants à l’avenir.