Charivari psychanalytique

Elle, Françoise Davoine, psychanalyste de son état, un état quelque peu hors normes, est deux : avec son mari, Jean-Max Gaudillière, également psychanalyste, décédé il y a peu, ils animèrent, près de trente années durant, à l’École des hautes études en sciences sociales, un séminaire centré sur la folie, ses origines et ses parcours dont la logique pouvait notamment se réclamer de Swift et de son fantasme d’une Academy of Modern Bedlam – le célèbre asile londonien –, sorte d’« École des Hautes études en Sciences cinglées ».


Françoise Davoine, Comme des fous : Folie et trauma dans Tristram Shandy. Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 105 p., 12,50 €


Ce petit livre est d’abord, presque mine de rien, un dialogue entre elle, attelée à explorer les arcanes de la démarche quelque peu funambulesque de Laurence Sterne, cet écrivain anglais du XVIIIe siècle mal connu en France et souvent comparé à Rabelais et à Cervantès, et lui, son complice, à qui elle donne un nouveau souffle par la magie d’une écriture toujours en alerte sous la forme d’incises, de remarques et de boutades souvent désopilantes qui fleurent bon un esprit psychanalytique sulfureux devenu rare de nos jours.

C’est le premier volume de l’immense roman de Sterne, La vie et les opinions de Tristram [Tête-Fêlée] Shandy, qu’elle explore, usant du registre d’une familiarité qui implique une sorte de toujours déjà su, suivant le questionnement jamais épuisé du héros, proche parent sinon double de l’auteur, à savoir qui suis-je, d’où viens-je, pourquoi moi et pas un autre et quel sens donner à tout cela ?

Fantasme raisonné, celui d’une procréation calculée qui donnerait du sens à tout ce qui suit plutôt que de laisser place aux aléas de rencontres susceptibles d’aboutir à des catastrophes dont le monde peine à se relever. Nos deux auteurs avaient abordé ce thème, celui de la rencontre – de la collision – entre le trauma – allez donc savoir ce qui s’est joué dans la tête de ceux qui nous ont fait à l’instant décisif de la « scène primitive » – et les détours accidentels de l’histoire d’où surgissent les folies guerrières auprès desquelles celles de nos asiles ont des allures de berceuses.

Françoise Davoine, Comme des fous, Gallimard

Françoise Davoine © F. Mantovani

Il faut se laisser porter par le rythme de cette épopée fantasque, ne pas trop chercher à comprendre mais bien plutôt entendre les errances de ce personnage à la recherche de ses marques familiales désordonnées, accepter de se perdre dans ce propos échevelé foisonnant de références littéraires, philosophiques et psychanalytiques qui surgissent de manière toujours impromptue comme le matériau, en apparence décousu, de séances de psychanalyse.  L’auteure, car il s’agit bien ici d’une auteure, dont les précédents livres témoignent d’un rare talent, murmure à la toute fin du livre qu’il pourrait bien y avoir une suite – un peu comme dans les bandes dessinées, du genre « comment nos héros parvinrent-ils, etc… ». À l’écart des chapelles psychanalytiques hexagonales, Françoise Davoine, un pied ici, un autre dans le monde anglophone, nous fait signe, avec légèreté, en faisant fi de tout académisme ; elle nous laisse libres de la suivre, en somme à nos risques et périls, c’est-à-dire de prendre la folie au sérieux, « comme des fous ».

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