Un quartier de Port-au-Prince abrite les survivants d’une traversée ratée de l’autre côté de la Mer des Caraïbes, vers les Etats-Unis. L’originalité de Rapatriés, de Néhémy Pierre-Dahomey, auteur né en 1986 est de décaler le regard en même temps que la langue depuis les expatriés vers les rapatriés, des réfugiés aux déplacés, les « déplacés intérieurs » comme disent les humanitaires.
Néhémy Pierre-Dahomey, Rapatriés. Seuil, 190 p., 16 €
À Kinshasa, au Congo, le vacarme des embouteillages s’atténue derrière les murets d’un vaste terrain que les habitants nomment « l’ancien cimetière Kasa-Vubu », une nécropole coloniale bâtie sur une terre coutumière, un terrain vague, indéfini, dessiné dans les interstices du cadastre. L’expression « no man’s land » conviendrait à cette trouée dans l’amoncellement urbain de la mégalopole si des groupes d’humains, des familles entières, des bandes amies ou rivales ne vivaient là, au milieu de monceaux de déchets, de baraques de fortune, de lopins cultivés par des maraîchères et de tombes blanches qui s’effacent dans le sol. Toute une micro-communauté sans identité fixe s’est installée on ne sait quand dans ce domaine des morts, devenu le refuge plus ou moins administré des adolescents en rupture de ban, des prostituées, des fumeurs d’herbe, et surtout des enfants de la rue. C’est-à-dire nés de la rue, car à Kinshasa les enfants de la rue ne sont pas que des enfants. D’anciens enfants y deviennent parents, la rue établit sa propre descendance. Comme Grâce, neuf ans, la fille de Delphine ravagée par la tuberculose, débrouillarde écolière quand il est possible à sa mère de payer, bidonvillière se rêvant magistrate, moulin à paroles dont la langue lumineuse a peut-être, comble du sort, participé aux accusations de sorcellerie qui l’ont jetée hors du foyer. La rue conserve les siens, le reste de la ville les reflue. C’est au cimetière Kasa-Vubu et à Grâce que j’ai pensé en lisant le puissant Rapatriés, premier roman de Néhémy Pierre-Dahomey.
Il est en effet des livres qui existent plus fortement encore si on les rattache à des expériences personnelles, à des lieux et des êtres vivants. Ils émeuvent alors que tout est plongé dans l’indifférence, ils indiquent des chemins, rassurent quand les choses ont disparu derrière soi. Cela n’enlève rien à leur force propre, qui n’en est que décuplée, ni à leur logique interne, qui soudain ressemble étonnamment à l’extérieur. Surtout quand ils sont élaborés par des esprits curieux du monde, amusés devant ses comédies, attentifs à ses drames, indulgents envers ses blessés et ses vaincus. Certains textes vivifiants comme Rapatriés ont ce don de transformer ce qui n’a été que peines, échecs, exils, car ils savent les écrire pour les faire passer sous un autre régime de réalité. Leur souffle les emporte. Ici, le lecteur passera au marché « Radotage », rencontrera une « plus-toute-jeune mère » et un garçon « qui ne pouvait garder une paire de souliers plus de deux mois sans les donner à bouffer à un ballon de foot ». Autant dire que ce premier roman d’un auteur haïtien né en 1986 tambourine avec une joie palpitante à la porte de la langue française. La narration frémit d’émotion, s’interrompt parfois dans un grand éclat de rire.
Par quel bout prendre ce livre à la langue biscornue, bizarrement sèche et chaloupée à la fois, dont certains effets peuvent rendre la lecture difficile, mais dense, élégante et parfois même magistrale ? Peut-être par le lieu où il se déroule, le quartier Rapatriés, un morceau de Port-au-Prince, « une bourgade asymétrique d’une soixantaine de toits lâchés de tous côtés », absolument pas une utopie, puisqu’il existe bien un « village des rapatriés » dans la capitale haïtienne, mais « une sorte de province rurbaine de Les-Miracles, elle-même province de Cité Soleil, parce qu’on a toujours plus petit que soi ». Il abrite les survivants d’une traversée ratée de l’autre côté de la mer des Caraïbes, avec le cap et l’espoir des États-Unis, du passeport marqué d’un aigle, de l’appartenance à la grande machine mondiale. Comme leurs semblables qui sautent les frontières du monde au péril de leur vie, les échoués ont connu des peurs, des fatigues, des deuils et des morts intérieures, à l’image de Belliqueuse Louissaint, qui a perdu son enfant dans la traversée. Mais cette fois, on ne regarde pas les hommes arriver quelque part, s’installer, apprendre, agir, mais rester, attendre, se défaire, s’amasser sur cette île dans l’île. Là est l’originalité de ce roman, qui décale le regard en même temps que la langue depuis les expatriés vers les rapatriés, des réfugiés aux déplacés, les « déplacés intérieurs » comme disent les humanitaires. Belliqueuse, « Belli », fera grandir deux filles, Bélial et Luciole – effort de géante « dans ce contexte de combat quotidien contre les petits êtres ». C’est à partir de cette marge des marges que l’épopée racontée par Rapatriés va se développer, jusqu’à l’adoption de Luciole par un couple de Canadiens et de Bélial par Pauline, employée d’une ONG.
Oui, une épopée – le mot revient plusieurs fois pour définir ce qui arrive à ces personnages. Néhémy Pierre-Dahomey raconte des départs et des retours, une lutte à mort contre la fatalité menée par des êtres déroutés que le reste des hommes et leurs gouvernants maintiennent au bord du monde. Leurs blessures sont bien sûr des plaies que le temps remue, mais pas des stigmates autour desquels ils tourneraient en rond. Ce sont de formidables moteurs malgré la fêlure qu’ils portent en eux, le combat contre eux-mêmes partagé par ceux qui sont restés et ceux qui sont partis. Ne vantons pas la souffrance. Une fois en France, Bélial dit : « Je me cherche, dans ma tête et dans ma vie. Car ce village que j’aime, dans cette région que j’aime de ce pays que j’aime, n’est pas mon lieu. Comme si dans ma personne je me battais avec quelqu’un d’autre, mais que celui-là n’était qu’une ombre de moi-même. » De l’autre côté de l’océan, sa mère examine « l’avenir qu’elle n’avait pas eu » : « Elle aurait volontiers appris l’histoire de sa mère Georgette et de son père inconnu, l’histoire des parents de ses parents ainsi de suite jusqu’à l’esclavage de ses ancêtres, parfois plus loin encore jusqu’à l’Afrique noire. Mais les sources n’existaient pas. Elle avait dû se contenter du sentiment persistant de manque ou d’une absence de soi-même. » Toutes deux, déchirées, sont des démunies, des êtres auxquels il manque l’essentiel. Elles partagent, n’en déplaise aux clichés sur le sujet, cette vulnérabilité avec Pauline, la mère adoptive de Bélial et Luciole, qui « découvrait en elle le précipice de n’avoir jamais connu le mou bonheur d’un petit corps chaud contre sa poitrine ». Sans mettre les arrachements haïtiens sur le même plan que les regrets occidentaux, le roman établit, sans jamais le dire, des solidarités entre des femmes définies moins par une appartenance à un lieu et à une identité que par le passage, la confrontation, la rencontre.
L’épopée contée par Néhémy Pierre-Dahomey – où la joie de l’aventure le dispute à la profondeur du recueillement – renverse l’ordre des choses attendu car ce sont justement les choses, dans cette partie du monde, qui ont été inversées par l’ordre mondial, qui monnaie les interventions militaires et les assujettissements économiques contre de vagues sentiments humanitaires. C’est là une épopée paradoxale, car elle ne va pas de l’avant : celle d’une mère qui entre en soi après avoir tenté de quitter sa terre, celle d’enfants qui reviennent toujours, où qu’ils aillent. Le récit avance, mais à reculons. Les échoués de Port-au-Prince déambulent sur un tas de décombres qui lui-même ne fait que s’effondrer, dans la lente dégradation générale des casses, des cimetières. La destruction n’y est plus l’événement, elle est devenue l’ordinaire. Les temporalités se brouillent, le rêve fou, irrésistible, d’un avenir meilleur écrase le présent, « l’avenir étant plus dur à oublier que le passé ». L’incertitude physique et mentale des individus est le point d’expression d’une cassure plus générale, celle d’un monde social dont les capacités de reproduction, de développement ou de progrès sont battues en brèche.
Cet état général de destruction, difficile à observer sur le long terme, trouve sa métaphore dans certaines dates catastrophiques. Le 12 janvier 2010, « les écorces terrestres remuèrent pendant douze secondes ». Les filles l’apprennent sans leur mère. Les pages qui lui sont consacrées montrent à quel point l’événement du séisme, historique, dévastateur, révèle le contexte plus global où se trouvent les survivants des survivants : un « monde de sinistrés », un « quartier où tout naissait d’un désastre premier […] qui n’était qu’un vaste inachèvement, un lieu raté, un acte manqué ». C’est Port-au-Prince, c’est Kinshasa, c’est le cimetière où vivent des hommes, où les morts n’ont plus de nom ni de place pour être enterrés, où les vivants n’ont plus d’endroit où vivre. Cela ne veut pas dire que ces petits mondes, quartiers ou pays, sont destinés à la disparition et à l’oubli – non, cela signifie qu’ils survivent. C’est là leur résilience, leur plus grand exploit.