L’humour de la notation

Joe Brainard, à qui l’on doit la formule magique du « I Remember » utilisée par Perec, s’exerce de façon caustique à une écriture de la vie courante dans ses Journaux traduits pour la première fois en français.


Joe Brainard, Peindre le moment pour vous cette nuit. Journaux, exercices et autoportraits. Textes choisis par Martin Richet avec Ron Padgett. Trad. de l’anglais par Martin Richet. Postface de Vincent Broqua. Joca Seria, 280 p., 25 €


« Une ligne droite vers la clarté », voilà ce qui pourrait, a priori, orienter le lecteur qui découvre Peindre le moment pour vous cette nuit de l’écrivain et peintre nord-américain Joe Brainard (1942-1994).

Certes, il risquerait d’être déconcerté par ladite ligne droite qui traduit l’expérience littéraire d’une « revisitation » du moi : la forme s’invente, se multiplie, rassemble les espaces disjoints, voire des styles d’écriture pour mieux faire entendre une perception sensible.

La ligne s’interrompt, cale, feint de se raviser, s’éloigne pour aller précisément où bon lui semble avec une obstination facétieuse que l’on qualifiera comme étant de bon aloi.

« Ce que je veux surtout c’est m’ouvrir. Je ne cesse d’essayer. » Brainard, à qui l’on doit la formule magique du « I Remember » utilisée par Perec, prend le risque de mettre à nu une langue soumise à l’épreuve de la banalité du réel, de sa charge corrosive, une charge qui se révèle à la fois source d’affects et « stance » de trésors mineurs.

Le poète s’exerce de façon caustique à une écriture de la vie courante. Il s’inspire du tout-venant avec une vivacité primesautière du trait. Ses assertions sont simples, concises, directes : « (Le congélateur claque, et tremble). Et c’est bien simple, ce que je veux vous dire : sinon grand chose, tout. Peindre le moment pour vous cette nuit. »

Joe Brainard, Peindre le moment pour vous cette nuit, Joca Seria

Joe Brainard

Ce « moment », essentiellement autobiographique, est celui d’un espace-temps qui saisit l’instantané, le fugitif – comme l’universel –, et révèle ce qui surgit.

Ainsi, le minimalisme lexical, l’ascèse grammaticale, l’humour de la notation (« être dans un train me donne une certaine sensation que seul être dans un train me donne »), la variété des thèmes évoqués, le mélange des genres, voire la dépendance aux amphétamines, ou aux cigarettes (fumer quatre paquets par jour !), offre sa matière à une prise poétique. Elle modifie la manière dont nous voyons le monde environnant, les fantaisies conceptuelles ou non conceptuelles qui l’animent.

Loin de l’abstraction. Exercice numéro 7 : « La prochaine fois que vous n’avez pas envie de vous lever le matin, ne vous levez pas. »

Dans ce curieux carnet de bord qui déploie artifices, fluidités, dans lequel Brainard cherche à se montrer « tout entier et tout nu », la fulgurance se joue des codes.

« Écrire, pour moi, c’est une façon de ‟parler” comme j’aimerais pouvoir parler. »

Il faudrait soit écrire, voyager, aimer. Soit noter, digresser, esquisser autant de potentialités narratives. Parvenir à peindre le passage, le mouvement prometteur qui laisse entrevoir l’être.

Ou alors opter pour une ultime pirouette : « J’espère que vous avez pris autant de plaisir à ne pas lire cette histoire que j’en ai pris à ne pas l’écrire » ?

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