« Qu’est-ce qui est arrivé à ma femme ? », interroge Bernard Florestan. Dans Sans Véronique, Arthur Dreyfus met en scène un plombier sexagénaire cherchant à venger son épouse morte dans un attentat djihadiste. Un périple qui met à nu et interroge les discours entourant le phénomène terroriste.
Arthur Dreyfus, Sans Véronique. Gallimard, 256 p., 19,50 €
Après Premières neiges sur Pondichéry, où Hubert Haddad mettait en scène Hochéa Meintzel, un violoniste virtuose s’exilant de Jérusalem après avoir perdu des proches dans un attentat, c’est au tour d’Arthur Dreyfus d’écrire sur ce sujet sombre. Le vieil artiste d’Haddad, bien que brisé, a d’emblée quelques armes pour affronter ce deuil. Son art et son ancrage dans une culture extrêmement riche semblent lui ouvrir la voie à une forme de résilience. Sans Véronique s’intéresse au contraire à ceux qui sont démunis face à cette violence. Ceux qui n’ont pas nécessairement les mots, la spiritualité, les mythes, ou la culture permettant d’assimiler tant bien que mal une expérience aussi destructrice. Nous sommes chez Bernard Florestan, plombier, dans la petite commune de Thomery, en Seine-et-Marne. Il vient d’apprendre que sa femme Véronique a péri lors de l’attentat de la station balnéaire de Sousse, en Tunisie.
Le roman suit l’« après » qui attend Bernard. La cellule psychologique du Ministère, les journalistes à sa porte, les recherches frénétiques sur internet pour comprendre, et puis le vide, l’absence de l’autre, tout simplement. Il est ici très émouvant de suivre ce personnage taciturne, balloté dans les méandres des procédures et des discours de circonstances. Bernard n’était pas d’emblée le personnage le plus communicatif qui soit. Ce talent et cet éclat appartenait plutôt à sa femme. Bernard, plus discret, « se plaisait à circuler aux alentours, à s’assoupir, même, dans le salon lorsque les filles se réunissaient à la cuisine : là, dans son demi-sommeil il percevait des bribes de mots, de récits, mais ne tendait pas l’oreille, sa fascination, son plaisir, s’avérant moins dus au sens de ces propos qu’à leur fluidité – lui qui prenait la parole comme d’autres chassent, attendant que le canard se lève pour tenter sa chance, manquant souvent le tir… »
Dès le départ de sa femme pour la Tunisie, le monde de Bernard reste peuplé par son image et son âme extrêmement vivante. Comme si la solitude, pourtant prisée par cet homme bourru, ne pouvait finalement être appréciée sans Véronique elle-même, illustrant ainsi l’énigme de l’amour. Le début du roman, entre le départ de Véronique et l’annonce de sa mort, est pour Bernard un moment de flottement assez étrange, qui préfigure doucement et sournoisement l’« après », en le rendant encore plus terrible. En perdant Véronique, il perd non seulement un être cher mais aussi sa médiatrice vers le monde extérieur et le langage, et se retrouve dépouillé, nu face à l’événement, et surtout au discours d’autrui. La beauté de Bernard tiendra dans sa volonté de réagir et à de pas se laisser engluer dans les mots.
Arthur Dreyfus rend parfaitement bien cette logorrhée ininterrompue qui assaille Bernard de toute part : les formulations officielles du Ministère, le ressassement continu de BFMTV, l’errance boulimique de site web en site web à la recherche de mots qui donnent du sens, les vidéos des djihadistes eux-mêmes… Dans le roman, il n’y a d’ailleurs, sauf à la fin des chapitres, pas de point, pas d’arrêt à ce flot. Le procédé n’est pas nouveau mais il semble nécessaire et en symbiose avec l’histoire.
En effet, Arthur Dreyfus livre un travail d’observation très méticuleux. Il décrit avec précision la vie et les sentiments d’une certaine classe sociale, peu à l’aise avec la géopolitique et les guerres, pas exactement au fait des mécanismes de l’embrigadement et de l’idéologie djihadiste. Parallèlement à l’histoire de Bernard, le roman présente progressivement Seifeddine, le terroriste responsable de l’attentat, et son parcours de radicalisation. On pourrait croire à une forme d’étude sociale des impacts du terrorisme. Pourtant, on sent qu’au fond on ne touchera pas du doigt une quelconque vérité factuelle. Plus intéressante dans ce roman est la mise en scène des discours attenants à la question du terrorisme, discours qui s’entremêlent et dont on perçoit habituellement peu les tenants et les aboutissants, sidérés que l’on est par le choc de l’événement lui-même. Si Arthur Dreyfus a bien eu cette intention, on ne peut que reconnaître son honnêteté intellectuelle, car il faut bien admettre qu’il est illusoire de vouloir saisir la pensée djihadiste ou le traumatisme d’un attentat en tant que tels. Autrement nécessaire et salutaire est l’analyse de notre propre façon de percevoir le terrorisme.
On sait aujourd’hui l’attention que porte Daech à la communication et à la propagande, avec la création de dizaines de bureaux médiatiques sur son territoire. Mais on est moins attentifs au discours tenu sur le terrorisme en France, ce qui est une erreur car la question relève alors d’un angle mort sous prétexte qu’elle déborde notre acception de la notion de crime. Un travail d’élucidation était nécessaire et salutaire. Il s’agit également de redonner la parole aux victimes elles-mêmes, non pas via un journalisme carnassier et tire-larmes, saupoudré de « paroles d’experts ».
Les mots crus d’un adolescent résonnent ainsi aux oreilles de Bernard au Ministère : « Je vois pas pourquoi on n’y va pas et qu’on les tue tous ces fils de putes, c’était bête à dire, bête à entendre, mais soulageant aussi : car la vengeance n’étant plus permise, les morts ne sachant être tués deux fois, une telle déclaration – par son tous – suggérait qu’il était encore possible d’agir […]. » Arthus Dreyfus révèle les mots – officiels ou provocateurs – qui nous permettent d’appréhender la brutalité et le non-sens du djihadisme, ainsi que les mots que les djihadistes utilisent eux-mêmes à des fins de manipulation. Les cibles de tous ces mots, ce sont finalement des hommes désarmés, qui tentent ici de reprendre le contrôle jusqu’au bout. On se surprend à rêver, dans notre petit esprit de lecteur, que Bernard, Seifeddine, et Hochéa Meintzel, des Premières neiges sur Pondichéry, puissent se rencontrer, se parler, dans un autre monde où les mots seraient avant tout un outil de guérison.