S’initier à l’écriture : apprendre à vivre… ou apprendre à vivre en écrivant. Cela pourrait être la devise principale de Dark d’Edgardo Cozarinsky, le troisième de ses romans parus chez Grasset après Loin d’où (2011) et De l’argent pour les fantômes (2014). Un vieil écrivain nous raconte ses débuts littéraires dans le Buenos Aires des années 1950 tandis qu’un adolescent cherche à prendre goût à la vie. Les deux personnages cherchent des preuves, des traces de l’existence : du futur vers le passé, du passé vers le futur. Lequel d’entre eux y arrivera le premier ? Une sonde est jetée dans le puits de la mémoire, il ne nous reste qu’à la suivre.
Edgardo Cozarinsky, Dark. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Lu. Grasset, 144 p., 14 €
Dans le sillage des romans d’initiation tels que Portrait de l’artiste en jeune homme de Joyce, Tom Jones de Fielding ou même L’éducation sentimentale de Flaubert, Dark, le Bildungsroman d’Edgardo Cozarisnky, se présente aux lecteurs comme un geste d’obscure anamnèse à partir duquel le narrateur, simultanément vieil écrivain et jeune garçon, commémore un passé tissé de ruines, « des rebuts, des morceaux, des bribes, des déchets. Rien d’autre ». Comme dans le kintsugi, « l’art japonais qui consiste à remplir les fissures d’un objet brisé, de porcelaine, par exemple, avec la résine où on a dilué de la poudre d’or », cet écrivain expérimenté revient sur son passé et reconstruit le récit de sa vie sans dissimuler ses fêlures. Au lieu de cacher les cicatrices, « on les exhibe » ; c’est à partir de cette prérogative que l’écriture de Cozarinsky se présente au lecteur comme un « objet » ennobli.
L’intrigue est simple : se remémorant les bas-fonds du Buenos Aires des années 1950, un vieil écrivain revient sur ses débuts de romancier. Guidés par « une sorte d’impulsion littéraire », les souvenirs commencent à s’associer vertigineusement. Le transfert fictionnel s’opère et le vieil écrivain devient désormais le jeune adolescent Victor, un lycéen qui rêve d’échapper au milieu bourgeois et conservateur de ses parents.
Un soir d’octobre, Victor décide de rentrer à l’Union bar, un « boui-boui qui promettait des aventures indéfinies » et là-bas rencontre Andres, un « homme souriant, qui semblait s’être amusé en l’observant ». Cette rencontre épiphanique va marquer à jamais la vie du jeune adolescent car, sous l’égide d’Andres, Victor, « orphelin de l’éducation sentimentale », sera initié non seulement aux avatars de la vie mais aussi aux fondements de l’écriture. La quête existentielle s’active donc avec la relation (douteuse) qui s’ouvre entre le jeune romancier et son Virgile particulier, un guide étrange qui amènera Victor aux petits enfers de Buenos Aires, la capitale de l’Argentine, ce pays qui aux yeux du narrateur est « un cas désespéré » où « ce qui est bien ne dure pas », où « ce qui est mal revient toujours, sous des noms différents ».
Dans la foulée des événements qui se succèdent, on verra Victor accompagner Andres dans des lieux insolites comme le Gymnase et Bains Delfos de la rue Arenales, on sera témoin également de la perte de sa virginité avec la prostituée Anahi, on le suivra dans ses rencontres avec des personnages de la pègre bonaerense tels que le boxeur Sosa-le-noireaud ou Zoltan « le bienfaiteur des humbles ». Ce voyage initiatique prendra fin avec l’arrestation d’Andres par la police, et une déclaration d’amour enragée : « je t’aime, morveux », finira par confesser ce dernier à Victor avant d’entreprendre, avec l’inspecteur, « un chemin inconnu ».
Entre l’incipit angoissant du roman : « cela commence, toujours, sur les tempes… », qui préfigure une crise de panique chez l’écrivain (symptôme dont l’écriture servira de transfert), et ce dernier cri d’amour que le même « écrivain mémorieux » continuera à entendre « soixante ans plus tard », les 144 pages de Dark nous rendent témoins de l’aventure de l’écriture, de la naissance jusqu’à la mort, ainsi que de l’éducation sentimentale d’un adolescent devenu vieux ou, si l’on veut, d’un vieux devenu adolescent.