« Il m’arrive de penser à cette histoire comme à une sorte de roman noir, un polar sans coupable sinon la nature, la campagne française, la vie rurale, la forêt jurassienne. » Cette phrase qu’on lira à la fin du récit de Pierric Bailly résume le livre. Christian Bailly, père du narrateur-auteur est mort de façon accidentelle en forêt, sans doute en tombant dans une fosse. Son fils mène l’enquête mais dresse surtout le portrait d’un homme comme on n’en voit plus trop.
Pierric Bailly, L’homme des bois. POL, 160 p., 10 €
Des hommes qui se font enterrer sur un air de Léo Ferré, il n’y en aura plus guère. Les références changent, et avec elles un monde. Mais ne jouons pas les nostalgiques et rappelons que dans un précédent roman de Pierric Bailly, Michaël Jackson, on voyait la jeunesse, la génération du fils trainant dans Montpellier et environs, vaguement désœuvrée, improvisant sa vie. L’écriture désinvolte de Bailly, son humour nonchalant amusaient et éclairaient sur une partie de la population qu’on méconnait ou caricature. En gros, des kékés de l’Hérault (à ceci près que l’Hérault et les Bouches-du-Rhône, ce n’est pas la même chose.)
L’homme des bois a construit sa vie. Il avait des convictions fortes, il était curieux, déterminé à apprendre et à toujours enrichir son univers. Cela se voyait dans « le petit monde » que le fils doit vider, après le décès, comme dans sa vie : « Il avait besoin de tout garder, au cas où il en viendrait à oublier, non pas le contenu mais les expériences, les semaines et les soirées, les initiatives, le parcours, le chemin, celui qu’il avait accompli seul et qui l’avait mené du prolétariat à l’action sociale, du rugby au yoga, du bal des pompiers au festival de musique baroque d’Ambronay, de Clairvaux-les-Lacs à Lons-le-Saunier. » Ce père, issu d’une famille d’ouvriers dans laquelle on arrondissait les fins de mois en fabriquant des queues de casseroles pour Tefal, a commencé tourneur. Il aimait le travail du bois mais n’aurait pu s’en satisfaire toute une vie. Le narrateur présente ses divers métiers, rappelle ses engagements, tant dans des combats politiques que dans des luttes sociales. Christian Bailly croit en certaines causes. Il admire Louis Lecoin, le pacifiste, Daniel Guérin, Lanza del Vasto : « Il vouait un culte à Reiser, chez qui il reconnaissait non pas un ailleurs rural et arriéré dont on ricane avec une petite pointe de mépris, mais ses parents, ses voisins, le monde d’où il venait. » Il s’est beaucoup amusé avant que naisse Pierric, et ses années soixante-dix ont été « une vie de bringues et de bitures », selon le mot de la mère, son ex-épouse.
Tout n’a pas été simple et heureux, pourtant. Très tôt, le couple s’est séparé et cet homme qui ne supportait pas les chiens, n’avait aucune compagnie, a connu des moments de solitude. Cet homme qui aimait le contact, qu’on disait l’être le plus doux qui soit, cet homme qui séduisait des « Lady Chatterley du Jura » ne pouvait vivre avec aucune. Elles le quittaient, le jugeant trop violent, par moments : « D’où venait cette violence ? Je serais bien en peine de m’engager sur ce terrain-là. Ce que j’ai fini par noter, à force d’assister à ces scènes délirantes, à ces embardées rageuses, c’est qu’elles marquaient toujours une insatisfaction », note le narrateur. Il n’a pas su quitter son Jura natal, d’abord Clairvaux-le-Lac puis la capitale locale, il a été « trop fou pour une petite vie de salarié à Lons-le-Saunier, mais pas assez, pas assez fou, pas assez tordu, pas assez radical, pas assez brillant, pas assez inventif, pas assez courageux pour la vie qu’il se rêvait. » Il a voulu partir loin et est le seul de sa famille à ne l’avoir pas fait. Son fils s’est éloigné, vers Montpellier, mais pas tant que cela. L’écriture l’aura fait partir, l’invention, l’imagination. Lui a commencé des nouvelles, des romans, mais les manuscrits s’accumulent sur les étagères, sans qu’il ait pu en poursuivre un seul.
Cet homme des bois qui donne son titre au roman a pour l’essentiel quelque chose de sauvage. Cette forêt du Haut-Jura, sur la route entre Lons et Logna est sans doute son ancrage. Comme La Frasnée, village arrosé par Le Drouvenant. C’est le lieu des retrouvailles entre le fils et le père, le seul où ils puissent enfin parler : « Cela restait pudique, nous ne nous transformions pas en deux potes expansifs, mais là-bas, je me sentais toujours bien avec lui et je pense que c’était réciproque. » Pierric Bailly nomme tous ces lieux du Jura, lieux de l’enfance et du père, ce « paysage de conte » où serait passé Rabelais. Chaque lieu semble lié à un souvenir d’enfance, à un moment de partage avec ce père face à qui il était seul, en tête à tête, une fois la séparation consommée.
Faut-il y voir un signe, la province française, celle que les démagogues s’accaparent, dont ils se servent abusivement, cette province est célébrée par l’auteur de L’homme des bois, comme en cette même rentrée par François Beaune dans Une vie de Gérard en Occident. Dans les deux cas, l’ancrage dans les lieux est profond et complexe. Dans les deux cas, le personnage central est un homme qui étonne, intrigue parce qu’il échappe aux clichés, à toutes ces idées toute faites qui nous empoisonnent. Christian Bailly est un rêveur, un idéaliste, un homme généreux, sans cesse sur la brèche, accumulant les formations pour en savoir toujours plus sur tout, pour partager ensuite, comme lorsqu’il devient professeur de yoga. Il n’a pas la faconde du Gérard imaginé par Beaune, mais on se doute qu’il écoute.
En ce sens, mais pas seulement, L’homme des bois est un texte politique. Malgré ses réserves – et quel fils n’en a pas ? – le narrateur dresse un beau portrait d’un homme comme on aime en rencontrer, un homme qui croit dans un progrès, sinon le progrès, un homme droit. Lire de si beaux portraits, cela fait du bien en ces temps de grisaille.