Il faut lire, ou relire, le Journal de Matthieu Galey (1934-1986) que Robert Laffont réédite dans une version non expurgée. Il faut le relire pour l’époque, épinglée ; la littérature et ses acteurs, croqués ; les hommes de rencontre, aimés. Il faut d’abord et avant tout le relire parce que c’est le journal d’un écrivain.
Matthieu Galey, Journal intégral 1953-1986. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1024 p., 30 €
Il y a des auteurs qui savent se faire attendre. Qui ont écrit, sans jamais écrire pourtant. Et pas qu’un peu : beaucoup, passionnément, à la folie. Matthieu Galey fut de ceux-là, et il ne l’ignorait point : « Voici quarante-six ans que je somnole sur un trésor. Homosexuel et demi-juif, quel romancier ne donnerait cher pour posséder ce capital ? Moi, je vis cela, bien à mon aise, ou presque, sans en tirer profit ni souci, comme un paysan qui aurait transformé en étable une chapelle romaine. »
Matthieu Galey est l’auteur d’un seul livre ou presque, un journal au long cours, qui couvre une époque qu’il faut bien appeler charnière : depuis les années qui voient s’éloigner la guerre jusqu’à celles qui préfigurent notre aujourd’hui. Le miroir qu’il promène le long de son tiers de siècle est biseauté à souhait, ses angles sont coupants, les hommes et les femmes (Jouhandeau, Chardonne, Aragon, Madeleine Renaud, Jack Lang…) qui s’y reflètent ont des allures de nature morte ou de portrait vivant, c’est selon.
Car un bon journal, c’est d’abord et avant tout une suite de portraits qui restent : visage, caractère ou expression que l’on croque sur le vif, dessins qui ressemblent à des destins et qui se dégustent encore des années plus tard, comme un extrait ou un concentré d’éternité. Voyez cette « longue fille noiraude » à la « voix plaintive, étrange, poétique » qui n’a « pas de nom et que l’on appelle Barbara » (17 juillet 1958). Regardez le visage de Barthes, une « tête d’oiseau qui s’empâte vers le bas », un « air de mollesse dans toute sa personne qui ne vient pas des traits mais du regard, placide, passif, posé, en accord avec le ton un peu affecté de sa parole. » (11 avril 1959) Approchez, ou plutôt tentez d’approcher Modiano et son « air de grand animal traqué » (22 octobre 1972). Ils sont loin dans le temps et ils sont encore là, tout près. Tous se ressemblent déjà, surpris dans un moment de vérité qu’ils ne feront que confirmer, amplifier même, toute leur vie de personnages durant.
C’est peu de dire que le monde des lettres est un monde d’êtres à part. Galey le sait bien, qui l’éclaire d’une drôle de sombre lumière. C’est la partie du Journal qui fit peur à son époque, et que le premier éditeur, Grasset, passa sous silence. La plupart des protagonistes ont aujourd’hui disparu. Ils peuvent donc réapparaître, tels qu’en eux-mêmes la mesquinerie les change : « Élection de Fr. Mallet-Joris au Goncourt. Un petit cocktail intime…/… avec son petit monde habituel. Bazin, artisan de cette affaire, plastronne, jouant toujours à l’héroïque ennemi du clan Gallimard, mais s’apprêtant à voter pour leur candidat à la succession de Giono, puisque « les Gallimard » se sont ralliés, assurant à Françoise – à charge de revanche – l’unanimité. Cuisine, combines et compromissions. » On ne saurait mieux, par le milieu, pourfendre un milieu.
À ce monde-là, faut-il opposer l’homomonde de Galey, qui constitue peut-être l’autre côté du miroir de la vie de l’écrivain qui ne put pas être écrivain ? Car celui qui en est l’est décidément, intensément. Tous les jours ou presque de ce journal résonnent comme des arrêts sur désirs. Matthieu Galey collectionne les aventures, les corps, les détails. Il aime les hommes et aime parler des hommes : « Christian, petit barman breton, vingt-neuf ans, un visage un peu long, avec un charme disgracieux, mais un corps superbe, menu, harmonieux et dur, comme taillé dans du bois sec, sans un gramme de graisse. Presque un objet, une statue de bronze, faite pour être caressée. » Mais il est aussi un excellent scrutateur des cœurs, observant le couple comme il se fait et/ou se défait. Proustien frisson garanti :
« Tristesse des liaisons : se déchirer, s’épier, se heurter, se meurtrir, se lasser.
Douceur des liaisons : savoir jusqu’où on peut se déchirer, s’épier, se heurter, etc. »
À la fin, le journal devient comme un roman ; on ne distingue plus la rencontre d’une lecture, un corps réel d’un corps de papier, un homme d’un livre : « Récapitulation : un Français… Gérard, la nuit – un coiffeur de Nimègue le lendemain. Boris l’après-midi… et après, Aristote le soir. »
Sans doute le pendant de ces portraits amoureux est-il à chercher du côté des villes, que l’auteur dépeint d’une plume sensuelle. Reims possède ainsi « le silence des rêves, les voitures y roulent au ralenti comme dans les films, et la cathédrale éclairée se détache sur un ciel de coton gris, ton sur ton. » Sao Paulo ressemble à un « Douanier Rousseau » grandeur nature : « Feuillages étranges, lacs, oiseaux bizarres et, là-dedans, un formidable grouillement humain. » Londres n’est pas en reste, avec sa physionomie de paysage gigangrotesque : « Big Ben emmitouflée sous un échafaudage complet, qui la double de volume et la coiffe d’un chapeau pointu. »
C’est que l’écriture de Matthieu Galey est à la fois précise et incisive. Ses mots sont autant de flèches décochées à la vitesse de l’éclair, qui atteignent à chaque coup le cœur de la cible. Il sait attraper au vol une conversation qui en dit plus long que le plus long des discours. Rend sublime le minable et minable le sublime : « Au Prisunic « Deux cents grammes de viande hachée » dit une vieille, miséreuse quoique proprette. « C’est pour vous ou pour un chien ? » À la méchante formule au bon endroit (l’inverse est tout aussi vrai !) : « Tous ces gens qui prétendent savoir « pourquoi ils écrivent », Frank, Nimier, le jeune Sollers, etc. Savent-ils aussi pourquoi ils font l’amour ? » Fait mouche : « Menu plaisir d’immobile : quand Daniel se savonne sous la douche, je le rince de l’œil. » Fait de même avec… une mouche : « Il ne ferait pas de mal à une mouche ; c’est trop petit. » Devise, prévertise : « Je t’aime, tu m’aimes, on sème. » Met et remet sans cesse dans le mille : « La mort de de Gaulle, le 9 [novembre 1970]. Suivant les oraisons funèbres, il est le mari (la France est veuve, selon Pompidou), le père, le parent, sans parler du plus glorieux fils de la patrie, etc. Une vraie famille à lui tout seul. »
À quoi est due la réussite d’un tel journal ? Peut-être à la capacité qu’a son auteur de se tenir à distance de lui-même. Y être, quoique. Narcisse qui se narre, mais sans miroir, comme si tout ça le regardait, seulement, un peu, pas tout à fait beaucoup, encore moins passionnément : « De moins en moins, dans ce journal (quand je le tiens), il est question de moi. Je ne m’intéresse pas beaucoup, et ma vie, faite de molles passions et d’amourettes furtives, me semble vide. Comment prendre du recul en face de soi-même ? Dans la comédie du monde, je me fais toujours l’effet d’un comparse. » Jusqu’au moment où la maladie, mortelle, lui tombe dessus. Une sclérose latérale amyotrophique (maladie de Charcot) : « Bientôt dix mille victimes ; le sida gagne, gagne… Mon cas est rigolo : comme si j’avais attrapé la scarlatine pendant la grande peste. » La dernière partie du Journal est entrecoupée de notations plus âpres, plus mordantes encore. Le corps est mais ne suit plus : « Chaque jour je vieillis d’une semaine, chaque mois d’un an. » La maladie gagne contre Galey : « On dit mourir à petit feu. À l’étouffée serait plus juste. » Mais perd contre l’écrivain : « Plus le corps est atteint, mieux se porte l’ego, revanche de l’esprit, enfin délivré de la matière. »
À quel autre journal comparer ce journal-ci ? Peut-être à celui de Jules Renard : ils ont en commun le plaisir avoué de croquer (dans le mollet de) leur semblable. Comme un chien ne se lasse pas de ronger son os. Ou alors ? 3 juillet 1985 : « Le Journal de Jules Renard. Impossible d’en savourer plus de trois pages d’affilée : lassant comme le caviar à la louche. »
Post-scriptum : le Journal ne s’achève pas tout à fait à la mort de l’auteur. L’éditeur a eu le bon goût d’ajouter plusieurs portraits et critiques signés Matthieu Galey le journaliste (on repère par exemple un excellent texte sur Les Mots de Sartre), une correspondance avec Herbert Lugert, « un de ses principaux amants » (dixit l’éditeur) et un indispensable index. Comme pour mieux pointer le talent d’un écrivain qui en était décidément bien un.