Les éditions Rue d’Ulm publient simultanément deux livres de Gertrude Stein ou à propos d’elle : Narration, première traduction en français de quatre conférences données par Stein en 1935, et Gertrude Stein : Autobiographies intempestives, de Christine Savinel. Deux ouvrages essentiels pour qui s’intéresse à l’œuvre et à la pensée de l’intellectuelle américaine.
Gertrude Stein, Narration. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Chloé Thomas. Rue d’Ulm, 114 p., 12 €
Christine Savinel, Gertrude Stein : Autobiographies intempestives. Rue d’Ulm, 248 p., 21 €
Depuis que les hommes racontent des histoires, nombreux sont ceux qui ont cherché à théoriser l’art de la narration – d’Aristote dans sa Poétique à Propp dans Morphologie du conte, en passant par Genette ou Greimas, pour ne citer que les plus connus. Le dénominateur commun entre les théories présentées par ces différents auteurs est l’acceptation implicite de l’existence d’une structure sous-jacente au récit, laquelle constituerait une condition nécessaire (mais évidemment non suffisante) au bon fonctionnement de ce dernier. Historiquement, le recours à un canevas dont il suffirait de suivre le fil pour raconter une bonne histoire ne posait de problèmes à personne, le terme « canevas » était d’ailleurs employé au théâtre pour désigner le plan sur lequel les acteurs de la commedia dell’arte improvisaient, mais le XIXe siècle et son paradigme romantique ont balayé tout cela pour y substituer l’idée d’un auteur en connexion directe avec sa muse, un auteur chez qui les mots surgissent par une sorte de miracle transsubstantié, si possible de nuit, tandis qu’il grelotte dans une mansarde insalubre aux dernières lueurs d’une bougie.
Force est de constater que si le romantisme 1.0 est mort depuis longtemps en tant que courant littéraire, l’idée de l’écrivain « habité » demeure, et l’on ne compte plus les interviews où un journaliste demande à un auteur de décrire les circonstances de son écriture, comme si le fait de les connaître permettait de s’initier aux arcanes de quelque cabale. C’est pourquoi ces théoriciens, que l’on pourrait qualifier de formalistes (sans que cela fasse exclusivement référence aux formalistes russes, ce qui serait un peu anachronique, mais plutôt dans le sens vernaculaire du terme), ne sont pas très en vogue auprès du grand public, lequel préfère en général fantasmer sur « la magie de l’écriture » que sur le respect de certaines « règles ».
Cela étant posé, il n’est pas inintéressant de se pencher sur ce que Gertrude Stein pense de la narration, étant donné que son écriture, expérimentale, déstructurée, éminemment empreinte d’une idiosyncrasie stylistique qui fait tout son intérêt, semble s’opposer à tout formalisme. Néanmoins, croire à la réalité de cette opposition serait mal la lire, et c’est précisément ce que la publication concomitante de ces deux livres permet de comprendre. Le premier, Narration, dans une traduction commentée et augmentée d’une postface de Chloé Thomas, présente les quatre conférences que l’auteure a données sur la question, à l’université de Chicago, en 1935. Le second, Gertrude Stein : Autobiographies intempestives, de Christine Savinel, est un long essai sur « un moment relativement tardif dans l’œuvre de Stein, que l’on pourrait dire hyper-autobiographique ».
Cette double publication est essentielle car, à moins d’être un spécialiste de l’œuvre steinienne, on ne peut saisir ce que dit véritablement Narration sans avoir lu le texte de Savinel, lequel porte sur la période séparant l’Autobiographie d’Alice Toklas (1933) de l’Autobiographie de tout le monde (1937), et dont les quelques lignes suivantes pourraient faire office de clé de lecture des quatre conférences de Stein : « Au-delà de la mise en crise des systèmes, la structure profonde du modernisme steinien se trouverait dans le passage de l’absolu de l’art à sa pratique, et, dans les termes de [Jean-Luc] Nancy, du ‟génie” à la ‟technique”. Que l’écriture soit tout pour Stein n’implique pas non plus qu’elle l’absolutise. Cela nous incite à revenir sur la question du génie, pour suggérer qu’il ne s’agit pas chez elle d’une notion romantique : elle ne se pense pas prophète, mais génial inventeur capable de produire de nouvelles formes qui puissent exprimer l’existence dans un hors-temps, et finalement, dans un hors-soi. »
Ici, le terme à retenir, c’est « hors-temps », car on ne peut manquer de remarquer qu’il entre en conflit avec le principe de la narration, qui suppose justement un temps – un temps diégétique, certes, mais un temps tout de même. Gertrude Stein ne s’y trompe pas, qui commence la première de ses quatre conférences par une longue considération sur le temps, et précise : « Voilà ce qui fait une des grandes difficultés du récit, commencer et se terminer… » Or, c’est bien la lecture du texte de Christine Savinel qui nous permet de comprendre qu’en fait de narration Gertrude Stein ne parle pas de celle qui se pratique dans le cadre du roman « classique », mais plutôt de celle qu’elle-même envisage, qui est d’une tout autre nature, parce que, à l’instar des peintres et des intellectuels modernistes que Stein fréquentait au début du XXe siècle à Paris, cette « nouvelle forme » narrative, qui juxtapose des syntagmes dans un processus de l’ordre de la performance artistique ou du collage, repose sur des bases sensorielles, et que, de fait, le récit c’est la performance, et la performance le récit. Dès lors, ledit récit n’a plus besoin d’un début et d’une fin dans sa corporalité, puisque, dans le présent de ceux qui assisteront à la conférence, ce début et cette fin existeront nécessairement, qu’ils correspondront au moment où Stein prend la parole et à celui où elle se tait.
La fusion (on pourrait également parler de con-fusion volontaire) entre le temps diégétique et le temps de la vie réelle est constitutive de la façon dont Stein appréhende la narration. On peut rapprocher cela d’une phrase que Stein a prononcée lors d’un entretien en 1946, l’année de sa mort : « En tant que personne qui écrit, on doit, et toute grande narration le doit, on doit se dénuder du temps pour que le temps de l’écriture n’existe pas. Si le temps existe, l’écriture est éphémère. » Cela peut sembler contradictoire – fusion dans un cas, négation dans l’autre –, mais ça ne l’est qu’en apparence, Stein revendiquant son fameux « thinking in writing », c’est-à-dire le développement d’une pensée au présent qui est retranscrite par écrit et que chaque lecture va redéployer dans un nouveau présent. Or, être en permanence dans le présent, c’est abolir le temps. C’est le propre d’une performance.
Plus loin, dans la troisième conférence, Stein revient sur cette problématique du début et de la fin, en opposant cette fois-ci la presse et le roman dans le rapport que l’une et l’autre ont au temps. Ainsi, écrit-elle, dans un article de journal : « Vous voyez il n’y a pas de début ni de fin parce que les jours se ressemblent tous c’est-à-dire que chaque jour fait en sorte que tout ce qu’il contient arrive. » Or, par ailleurs, dans la vraie vie : « Si l’on existe un certain jour on n’est pas la même personne qu’un autre jour non ni pour chaque minute du jour parce qu’on a cela en soi d’exister au présent. » C’est bien cette « différence entre exister et arriver » qui constitue selon Stein la principale difficulté dans l’art de raconter, et, pour reprendre les mots de Christine Savinel : « À l’échelle de l’œuvre, le rejet steinien des débuts et des fins configure chaque texte en un paysage latéral, dont chaque extrémité ouvre sur l’inédit, impensé ou impensable ».
Que penser de cette approche ? On peut tout d’abord remarquer que, bien souvent, les prémisses sur lesquelles Stein appuie son raisonnement sont tout sauf objectives, et qu’elle les assène comme des évidences : « C’est pour cela que très souvent on a du génie à vingt et un ans, du talent à trente et un, une redite de ce talent à quarante et un et puis plus rien de tout ce qui peut faire qu’on est écouté par quelqu’un après quarante et un ans. C’est là un fait bien connu évidemment, mais si vous prêtez attention à absolument tout le monde vous verrez comme il est naturel que les choses se passent ainsi. » Contrairement à Genette et consorts, elle ne dresse pas de typologie des formes narratives, ne les étudie pas, n’étaye pas sa réflexion de considérations linguistiques ou syntaxiques, et se contente plutôt d’expliquer ce qu’est sa narration à elle, ou du moins, ce qu’elle voudrait qu’elle fût, car elle concède que « c’est très difficile ».
On peut donc souscrire à son propos… ou pas, mais il faut bien admettre que si l’on s’attend à trouver dans ces quatre conférences une théorie de la narration au sens classique du terme, on en sera pour ses frais. En revanche, si l’on considère la fusion entre le temps diégétique et le temps réel évoquée plus haut, on comprend bien que le genre autobiographique se prête à l’évidence aux visées narratives de Stein, car il mêle a fortiori ces deux temporalités. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait voulu s’y inscrire à différentes reprises et sous différentes approches, et accessoirement que ce soit ce genre-là qui l’ait fait connaître du grand public. Comme le dit Christine Savinel : « Au plus loin de toutes les définitions, c’est-à-dire au plus vague, [le genre autobiographique] devient juste ce lieu où vie et pensée de la vie s’écrivent en s’exonérant du temps ».
Par ailleurs, quand on parle de Stein, il est difficile de passer sous silence la forme de ses écrits, une forme ontologiquement poétique, lancinante et traversée de résonances quasi chamaniques. Narration ne fait pas exception, et en lisant ces conférences on éprouve un plaisir aussi étrange qu’étonnant devant ces répétitions infinies, cette déstructuration de la syntaxe dont il émerge, malgré la complexité formelle, une pensée nouvelle, et dès lors un savoir. L’existence de cette dimension sensorielle illustre bien l’abolition de la frontière entre prose et poésie à laquelle Stein aspire, mais elle est, plus que toute autre chose, fascinante.
Pour conclure, comment ne pas rendre un hommage appuyé à Chloé Thomas, qui, outre l’énorme travail éditorial qu’elle a effectué sur Narration, a endossé le rôle de traductrice de Stein, et qui consacre les dernières pages de sa postface aux difficultés que pose la traduction de ces textes et à la façon dont elle s’est employée à les surmonter. Je reprendrai une remarque de Queneau qu’elle cite dans ces pages : « Comprendre Gertrude Stein n’est pas aisé, la traduire encore moins, la présenter bien moins encore. » À lire Chloé Thomas et Christine Savinel, on ne s’en rend (presque) pas compte.