Poeasy de Thomas Clerc se lit facilement sans être un livre facile. Ouvrage inclassable et audacieux de l’un des écrivains les plus stimulants d’aujourd’hui, il réconcilie l’idée et la forme, le savant et le populaire, le sérieux et le rire, l’intime et le collectif, en une traversée fascinante du réel.
Thomas Clerc, Poeasy. Gallimard, coll. « L’Arbalète », 416 p., 24 €
Les livres de Thomas Clerc sont des projets, d’immenses chantiers programmatiques, des organisations. D’un côté, ils obéissent à des principes formels et à des contraintes très fortes, de l’autre, ils sont conçus comme des objets littéraires absolument neufs. Ainsi, son précédent roman, Intérieur, s’employait à décrire, en en suivant le plan précis, l’ensemble de son appartement (de taille moyenne, dans le dixième arrondissement de Paris) et d’en proposer une sorte de cartographie physique et mentale complète. Livre du dedans, de l’intimité, cet « arpentage » ordonnait une véritable pensée de la littérature comme un espace de pensée qui se détache de sa conception romantique, contrecarre sa portée métaphysique et refuse l’imagination pure. Roman du contre-roman, expérience formelle ambitieuse, ce livre-documentaire semblait clos sur lui-même, procédant à la fois d’une libération biographico-esthétique et d’un enfermement. Comment sort-on d’un livre qui ne ressemble à aucun autre, comment continue-t-on d’écrire ?
Dès le début de son nouveau livre, Clerc admet que l’obsession pour la forme neuve et l’accomplissement de ce dernier projet ne pouvaient trouver de solution que dans une forme d’extrême altérité :
« Après Intérieur
je me suis retrouvé dehors
dans un grand vide que j’avais bien
cherché, et qui a
duré des mois et des mois »
« Et ce sont des poèmes
qui sont venus me donner
la possibilité de fuir au bout
de trois ans passés dans mon appartement »
Fuir le semblable, se fuir, trouver autre chose, une autre forme, un autre lieu d’écriture. Il semble qu’il fallait se débarrasser de ce qui précède, ouvrir un nouvel espace. C’est encore une fois une question de forme qui régit son nouveau livre, objet étrange, unique, projet un peu démesuré : publier 751 poèmes classés (comme les rues de son Dixième arrondissement) par ordre alphabétique. La forme inédite correspond à une autre pratique d’écriture, à l’expérience de la nouveauté, de l’inconnu. On pourra lire ces poèmes comme un ensemble très cohérent ou comme une cartographie générale d’expériences verbales, langagières, qui s’écrivent pour leur diversité même. Poeasy est un livre un peu paradoxal qui invente un flux altéré, c’est-à-dire qui accepte l’extrémité de l’altérité, en explore les manifestations.
Ce nouveau livre est conçu comme l’ouverture après l’enfermement, une expérience de la pluralité après l’obsession du semblable. À la linéarité de la « description surfaciste » d’Intérieur succède l’accumulation diverse et apparemment disparate : on passe d’un plan à un volume. Les poèmes de Clerc sont autant d’aventures minuscules qui, les unes à la suite des autres, composent un ensemble faisant se rejouer autrement la même volonté d’articuler l’intime et le collectif, de faire que l’individu soit traversé par la pluralité des expériences qui l’assaillent. Son écriture, ses centres d’intérêt, témoignent ainsi d’une disponibilité vertigineuse. Les formes du poème diffractent les manières à la fois de dire le monde et les sentiments, d’entremêler ce qui est soi et ce qui lui est étranger, et d’ajouter les expériences aux expériences. Ainsi, plus que tous les autres livres de Thomas Clerc, celui-ci témoigne de la confrontation – positive le plus souvent – entre soi et un environnement d’une profusion intarissable. L’ensemble se lit comme une sorte de biographie évènementielle de l’écrivain, qui s’élabore au gré de manifestations extérieures venant stimuler son discours. La poésie se conçoit alors comme une hybridité absolue.
« et pas de
‟poésie pure” because l’estomac
digère mal les denrées 100 % »,
écrit-il, avec une espèce d’humour un peu potache.
La forme poétique pour Clerc n’est pas celle de l’épure mais au contraire d’un métissage incessant, d’un brassage qui mêle les thèmes les plus élevés ou les plus théoriques aux références les plus populaires et aux expériences les plus triviales. On discourt ici tout autant de Roland Barthes, de formalisme, de la raison du poème, d’écoles littéraires que de musique new wave, d’émissions de radio, des films d’Éric Rohmer, de voyages au Japon ou des courses au supermarché. Clerc brasse les mêmes obsessions, son angoisse de la mort et de la disparition (lire son premier recueil de nouvelles pour s’en convaincre), ses liens affectifs avec les êtres et les choses, son rapport à la sexualité, à la solitude, à la culture savante et à la culture populaire, à ce qui distingue et ce qui confond les individus… Tout y semble dirigé par un sentiment angoissé face au monde et à la vie, que vient toujours contrecarrer un décalage qui en désamorce l’effroi ou la dépression, une sorte d’amour lucide.
« J’aime
le monde, le bruit du monde, le silence
du monde, les gens du monde et le monde
des gens.
Ce qui ne signifie nullement que j’aime
ce monde. Mais alors plus forte
est la contradiction, plus violente
est la scène. »
Thomas Clerc invente une poétique novatrice. La poésie, l’accumulation de formes poétiques disparates, instaure un rapport de conversation à la fois entre des objets poétiques divers mais aussi entre l’écrivain et lui-même, l’écrivain et les autres. La poésie pour lui n’est d’évidence pas une forme élitiste et mystérieuse, elle doit au contraire emprunter tous les « masques » possibles pour élaborer un échange fécond, grave et drôle à la fois. Clerc est un écrivain de la forme, de la distance, du système. Pourtant, l’expérience de la poésie semble articuler cette idée avec la plasticité, la variété infinie qu’elle rend possible, les questionnements qu’elle provoque.
« J’ai d’abord été convaincu
de l’inutilité de l’art, qui m’a
formé et déformé de manière excessive ;
j’étais jadis un ‟formaliste” au sens
faible du terme ; parallèlement je savais bien que la littérature
est juste un acte juste
et ne vivais que d’éprouver la forme de cet acte. La fonction politique
du beau est sans pareille et désormais
je crois au beau utile mais en réalité
ce sont deux visées similaires. Pour les uns
la littérature est performative et pour les autres
aussi. Je suis donc passé de moi à
moi-même et vice versa. »
La poésie n’est pas figée ou enfermée dans des formes préétablies, elle naît au contraire d’expériences permanentes que le livre met régulièrement en scène, comme en de brefs intermèdes.
« ‟Vous faites de la prose coupée
pas de la poésie”, dit
le grand maître
en regardant les poèmes
sans les lire.
Non, je coule
la prose dans du
béton elle continue
à couler car
j’ai employé de mauvais matériaux
exprès. »
Tout semble décalé dans ce livre d’un étonnant dynamisme. On y rit beaucoup, intelligemment, on y sursaute devant les audaces et la variété des formes ou des provocations de l’écrivain. Le choix de la poésie permet ainsi une variété formelle, propose un mouvement qui empêche la lassitude devant la perturbation de la lecture. Poeasy est une traversée de la forme poétique, un inventaire de ce qu’elle peut faire, des styles ou des genres qu’elle emprunte. On y pastiche, on s’amuse tout en disant des choses graves, on désamorce le sérieux du monde pour mieux en dire les enjeux. On traverse et on est traversé. Voilà sans doute l’expérience d’écrivain dont témoigne ce livre démesuré et iconoclaste. Clerc fait l’éloge de la liberté absolue qu’offre l’écriture. Poeasy consiste donc en l’exploration de fragments de la personnalité de Thomas Clerc par lui-même (qu’explique très bien le poème introductif) ainsi qu’en une réflexion sur le poème lui-même et les rapports que nous organisons avec le langage.
La « poeasy » de Thomas Clerc n’est pas une sous-poésie, une poésie qui dissimulerait de la prose. Elle la décloisonne au contraire, lui propose un espace autre, différent, en offre une distribution alternative. Le poème n’est plus un obstacle, il s’entreprend dans un flux, il saisit avec une grande efficacité la pluralité des expériences et les relie les unes aux autres, acceptant une narrativité mobile.
« Un préjugé savant, faussement
savant, veut que la poésie
soit pure parole déliée de tout
objet, qu’elle ne signifie rien
et fasse passer la forme avant le fond.
Poeasy lutte contre ce préjugé
en proposant à un prix accessible
une autre came d’inédites voix
pas trop produite. »
Cette poésie décalée assume que « la facilité n’est pas facile », qu’elle organise un autre rapport au réel et à soi-même, qu’elle réclame un régime inédit de lecture. Entre la po-easy et la poiesis. On lit ce livre comme on n’en a lu aucun autre, comme on n’en lira aucun autre. Thomas Clerc est un des écrivains les plus intéressants de sa génération car, justement, il a su dépasser la question d’un strict formalisme, penser une organisation du texte qui, s’il porte une attention très forte aux expériences formelles et aux contraintes, ne l’abolit pas dans une forme de discours abscons et stérile. Clerc inscrit cette recherche formelle dans une réflexion beaucoup plus large sur la littérature, sur les rapports complexes qu’elle entretient avec le réel, ce que l’on en perçoit, comment on le perçoit. Il fait de l’espace littéraire le lieu d’une rencontre entre une hyper-subjectivité et des modalités d’organisation du discours. Il parvient à faire tenir ensemble, en équilibre, un discours de soi qui contrevient aux facilités du temps et une réflexion sur ce que produit la littérature, sur ce qui s’altère en nous dans chaque manifestation du monde que l’on perçoit ou dans chaque chose que l’on en pense ou que l’on en dit. C’est finalement quelque chose d’assez limpide, comme il le dit dans le poème le plus bref de son livre, presque caché, à la page 153 :
« Il vit,
il lit,
il écrit. »