« Personne n’a le temps de s’habituer à son enfance », écrit Joël Baqué. Pourtant, il signe un roman autobiographique singulièrement sensible, juste et impressionniste. Dans un style lapidaire, il entraine le lecteur dans une plongée d’une rare poésie à la recherche du temps perdu.
Joël Baqué, La mer c’est rien du tout. P.O.L, 126 p., 9 €
Le titre du livre de Joël Baqué frappe l’œil, avec l’usage du présentatif, inhabituel sur les couvertures de roman. La quatrième de couverture est laconique, composée d’une seule phrase émaillée de trois verbes à l’infinitif – vivre, devenir, découvrir – et indique : « Vivre une enfance languedocienne, devenir le plus jeune gendarme de France puis maître-nageur sauveteur des CRS, découvrir la littérature et le plaisir d’écrire ». Intrigant.
Vivre. Le livre de Joël Baqué prend la forme d’une autobiographie, mais il s’agit d’une autobiographie libérée des contraintes du genre. Si elle retrace bien la genèse d’une personnalité, l’écriture déroute par sa manière toute particulière de ne pas aborder l’enfance de manière narrative. Sur le papier, on est surpris de découvrir de très brefs paragraphes, souvent constitués d’une phrase unique. Dans le récit, l’auteur semble jouer à saute-mouton avec ses souvenirs, passant parfois du coq-à-l’âne, nous livrant des bribes parcellaires de son enfance. Il déclare, non sans humour, que « tout n’est pas vrai mais rien n’est faux », nimbant ainsi d’un flou artistique l’idée du pacte autobiographique. La mer c’est rien du tout est un livre fragmentaire mais dont les lambeaux parviennent magnifiquement à restituer les sensations d’une enfance provinciale, passée, semble-t-il, à attendre que le temps passe.
Très vite, il est question d’une sœur, Valérie, à la beauté sidérante, d’un frère, Paul, gay qui bégaie, d’une mère silencieuse, absente, presque morte, et d’un père, personnage terrible, tueur de chatons, qui a le bonheur en horreur. « La mer c’est rien du tout » est d’ailleurs une phrase leitmotiv du père, qui disait aussi à l’occasion : « votre mère c’est rien du tout » pour expliquer à ses enfants l’état dépressif de leur mère. Presque détaché de toute chronologie, le récit se tisse dans un espace-temps d’abord indéfini dont les contours apparaissent petit à petit, au gré de la restitution des souvenirs, jamais dramatiques, toujours doux-amers. La mer c’est rien du tout fait entendre ce constat : « J’ignore si j’ai été plutôt heureux ou plutôt pas heureux », comme si l’auteur voulait laisser décider le lecteur pour lui.
Devenir. Ce n’est pourtant pas d’un Je me souviens sentimental qu’il s’agit. Loin de l’exercice de style, le livre de Joël Baqué propose la construction d’un personnage : lui-même. Les récits de l’enfance, dans une solitude et un ennui qui permettent l’observation du passage des saisons, la fascination pour l’alternance entre l’hiver et l’été – « L’été, le ciel brûlait d’ennui. L’hiver, il s’occupait avec quelques nuages » –, sont ponctués par les portraits de personnages farfelus vivant dans son village de l’Hérault, figures romanesques qui parcourent les pages comme autant de fantômes de l’âge tendre. Ils laissent place aux récits de l’adolescence, entre la pratique de la course à pied et l’exercice marathonien, une éducation sentimentale dans les bras d’une belle Andalouse, le rugby, les corridas, les vendanges. On dirait le Sud, et le temps dure longtemps. L’étonnement advient lorsque Joël Baqué raconte être devenu le plus jeune gendarme de France, puis être passé de la gendarmerie à la police, où il est toujours officier. Les paragraphes s’étoffent un peu pour dépeindre les surveillances de la résidence présidentielle, les missions en Nouvelle-Calédonie, le jour où il est devenu, au sein de la Compagnie républicaine de sécurité (CRS), maître-nageur sauveteur. Comme si la mer, finalement, avait de l’importance.
Découvrir. Loin dans le récit, presque à la toute fin du livre, un fragment évoque la vocation d’écrivain : « J’ai commencé à ‟écrire” après qu’un vacancier m’eut remis un livre de Francis Ponge trouvé près du poste de secours où chaque matin je hissais le drapeau vert. » Le lecteur s’insurge. Après le récit qui lui a été fait, il pense pouvoir dire que cette vocation est plus ancienne. On a envie de relire le livre depuis le début, de s’arrêter sur les souvenirs de patois villageois et sur les mots incongrus (bouillacades, poutinques, tourdresses) dont, à moins d’avoir grandi à Montblanc, on vient d’apprendre la signification, de s’amuser une fois encore de l’auteur faisant croire à son jeune frère que « la corbeille est l’enfant du corbeau et de la corneille », d’être ému avec lui d’une petite fille demandant à croquer le chignon du pain.
Très vite, un fragment fait part d’un regret de l’auteur, évoquant son enfance : « On n’employait jamais de mots pour le seul plaisir de les dire. » Joël Baqué semble s’être vengé en écrivant La mer c’est rien du tout, petit livre plein de jeux sur la langue, de vocables réjouissants et de grandes trouvailles stylistiques. Plusieurs fragments sonnent comme des maximes. Certains font sourire mi-figue : « Les repas de fêtes se reconnaissaient aux œufs mimosa en entrée et aux portes claquées à la fin. » D’autres mi-raisin : « C’est affreux comme l’amour sait assouplir l’échine avant de la briser. » La mer c’est rien du tout, peut-être, mais, comme dit la chanson, « rien c’est déjà, rien c’est déjà beaucoup ».