« Chez moi, les symboles finissent à la poubelle. Je dis tour quand je pense tour, et pénis quand je pense pénis. Et comme je pense rarement pénis, j’écris rarement pénis », se défend Matthias Zschokke depuis sa résidence vénitienne. Le Dottore Matteo Ciocché, comme il se désigne pour singer les Italiens butant sur son nom imprononçable, est un écrivain, dramaturge et ancien comédien suisse qui vit à Berlin depuis 1980. Il a dûment été récompensé par les pays de langue allemande qui ont su reconnaître son talent de démineur, et par nous-mêmes, Français, puisqu’il a reçu le prix Femina en 2009. Alors pourquoi est-il si peu connu ici ? Parce qu’il est iconoclaste ? moqueur ? trop drôle ? trop profondément superficiel ? Peut-être le craint-on ?
Matthias Zschokke, Trois saisons à Venise. Trad. de l’allemand par Isabelle Rüf. Zoé, 380 p., 22,50 €
Il y a peu, Zschokke a été invité par une fondation culturelle à séjourner six mois à Venise avec sa famille, qui se réduit à I., sa compagne, ombre bienveillante. Hésitant, il a finalement accepté cette résidence dans une des plus belles villes du monde où il n’a rien écrit, se lamente-t-il, si ce n’est des lettres, des mails, des réponses à de multiples invitations – les institutions qui l’invitent, lui, l’Écrivain, et, inversement, les parents et les amis qui s’invitent à Venise. Il s’adresse ainsi à son frère, à sa sœur, à un ami de Cologne, à son éditeur, à sa traductrice, à un membre de la fondation qui le loge, à une pianiste, à une auteure iranienne, à une professeure… Vraie ou fausse, cette correspondance forme un livre d’une drôlerie invasive et d’un humour pince-sans-rire comme on le pratique en général oralement, mais la constellation de ses destinataires lui permet de livrer, en douce, une profession de foi protestante dans les deux sens : rigoriste et protestataire.
L’émiettement de la structure pourrait laisser penser que l’écrivain parle de tout et de rien, touche à tout et sautille d’un sujet à l’autre ; or il n’en est rien. De fait, il parle de la brume et du beau temps, de la qualité du capuccino, de telle soirée littéraire ou musicale, de ce qu’il a lu dans le FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung). Rien n’échappe à sa réflexion, à son commentaire amusé, ni les graines que mangent les pigeons de la ville, ni cette statue de la pointe de la Dogana qui représente un garçon blanc avec une grenouille à la main (kitsch ou pied de nez à l’histoire de l’art ?), ni la qualité de l’eau du Lido où il va nager tous les matins parce qu’il arrive au plus fort de l’été, ni la laideur criarde des touristes, ni la beauté, si forte qu’il cherche à lui échapper ou fait mine de s’en détourner : « Dans chaque église on trouve au moins un Tintoret, un Veneziano, un ceci, un cela, on regarde à peine les tableaux, on ne fait que saisir une rapide impression d’ensemble, on ressort au soleil ou dans la nuit (hier, il faisait déjà sombre). »
Ne comptez par sur ces Trois saisons à Venise pour vous servir de guide, encore moins pour vous offrir une inoubliable évocation de la Sérénissime, fût-elle du meilleur goût. Matthias Zschokke est accablé, terrassé par la splendeur, la chaleur, la moiteur, la foule, puis l’automne, les brumes envoûtantes, la lagune alanguissante, il n’écrit rien, lit vaguement, n’écoute plus de musique. Il semble vivre couché, à l’horizontale : c’est à cette hauteur qu’il essaie de saisir la ville et au ras des pavés qu’il s’attache à Jerom, un jeune goéland dont il suit les ébats. Un jour, se redressant un peu, il remarque un gros Italien faisant de l’exercice face à la mer et tombe amoureux de lui parce que « sa gymnastique était exécutée de manière si vaine et si distraite ». Vanitas, en effet, tout a été dit sur Venise, alors à quoi bon ? « Goethe pensait qu’il valait la peine de mentionner que tel jour il s’était promené sur la Riva degli Schiavoni. Ça ne lui inspirait rien d’autre. Le seul fait d’avoir posé les pieds à cet endroit lui paraissait digne d’être retenu… […] Cette erreur au moins, je ne la commettrai pas. Je sais que peu importe où j’ai posé le pied. À moins que je glisse et en vienne à tomber. Mais ça ne m’arrive pas ».
Il « pêche for compliments », le traduit avec malice Isabelle Rüf, car on ne séduit pas un lecteur exigeant au fil de 370 pages avec du rien et de la paresse. Si l’aboulie le guette, c’est une aboulie créatrice. Matthias Zschokke est doué de l’essentiel pour un artiste : un génie du relevé, l’air de rien, l’art de saisir un détail, jamais en profondeur ni en coupe, une forme de musculature visuelle qu’il entretient et qui lui permet de jongler avec le beau et le kitsch (Venise et ses gondoles sont un lieu d’expérimentation idéal pour cette gymnastique-là, si bien que le fort raffiné et fort cultivé Dottore Ciocché se permet d’écrire benoîtement : « C’était plus beau qu’à la télé [sic], car dans la réalité les couleurs paraissent plus foncées et mieux accordées les unes aux autres. »). Il peut se le permettre parce que, comme Peter Handke qu’il admire, « il peut compter dur comme fer sur l’exactitude de son regard et de son écoute et sur sa capacité à restituer par écrit ce qu’il a vu, entendu, ressenti ». Cette capacité, si simple en apparence, est un don rare, précieux, ne nous y trompons pas. Matthias Zschokke pratique une nonchalance esthétique maniaque qui le mène loin et à contre-courant des jugements admis et partagés par les savants et les sots. Il cultive une approche pointilleuse, rigoureuse, juste, directe, claire, n’hésitant pas à affirmer : « Je me considère comme un auteur particulièrement scrupuleux, inquiet, qui ne se résout qu’avec un grand effort à gratter la surface, çà et là. »
L’écrivain qui n’écrit rien ne (se) raconte pas d’histoires. Il use de son talent et de son acuité pour frapper, affirmer, récuser, révélant une sévérité et une férocité salutaires et toutes personnelles. Il ne cherche pas à être aimé et séduit d’autant plus, distille un infime filet misanthrope et, sous les habits de l’écrivain fumiste, casse tout et tous les enfumages : « Jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas compris la parabole de la caverne. […] Qui voit quelle ombre sur quelle paroi ? Tu peux essayer de me l’expliquer une fois de plus en buvant le Bellini ? En ce moment les pêches ont un goût fantastique ». Zschokke se revendique artiste support-surface haut et fort, il ne règle pas de comptes mais se gausse avec grâce.
Il peut être cruel, et d’autant plus drôle : « Arno Schmidt ? […] Un petit bourgeois qui souffrait de sa petite bourgeoisie et se rebellait contre elle. […] Derrière chacun de ses propos niche un “eh bien, ça vous étonne, bande de bourges, hein ?! ” Je n’aime pas ça. Ce qui est provocant peut et doit l’être, mais ne doit pas vouloir l’être ». Les intellectuels français ? Invité à un colloque, il éreinte Bailly citant Walter Benjamin, au nom de la concrétude : « il ne fallait pas les prendre au pied de la lettre, dit-il. Sûrement que Benjamin avait mal aux pieds. Qu’il n’allait pas se promener, d’autant plus que selon toute probabilité, il avait peur d’aller dans les grises banlieues, chez les prolétaires. Que ses promenades étaient sans doute cérébrales. Le Monde en est resté bouche bée car ce n’est pas comme ça qu’on parle de Benjamin ». Strict, fuyant l’emphase et les effets, il n’aime pas Brodsky qui « préfère en faire trop plutôt que de se laisser prendre à être banal », pas non plus Proust : « Il récompense ses lecteurs en leur donnant le sentiment d’être au-dessus de tous les autres […] Proust est un excellent produit pour nettoyer son cercle d’amis. Une sorte de Mr Proper, il te lave les yeux ». De la littérature pour cadres supérieurs, ose-t-il : on est en droit d’adhérer, d’être choqué, d’éclater de rire, de le contredire. Zschokke, écrivain déambulant modérément dans Venise, ne se contente pas d’admirer et de caresser ses pensées, il a besoin d’opposants. Il pourrait faire sienne cette réflexion d’un autre homme de théâtre, Krystian Lupa, expliquant : « J’ai besoin de situations où les relations avec les autres sont orageuses, et non des relations sociales ordinaires, uniquement consuméristes. »
Il n’empêche, la juxtaposition des extraits ci-dessus choisis, liée aux contraintes de l’article obligeant à resserrer, crée une impression de dureté, de caractère atrabilaire que le livre dans son ensemble n’a pas, car l’art de Zschokke est non seulement l’ironie, le rire, permanent, à tout propos, mais aussi le partage d’un étonnement non feint devant la beauté, la réjouissance de l’arrière-automne à venir, la stupéfaction renouvelée face aux maisons qui s’élèvent depuis les surfaces miroitantes, ou face à de curieuses cigognes « très blanches, très minces, très élégantes, peut-être même avec une huppe sur la tête ? (Tout ce qui est à plus de trois mètres, je le vois flou) ». Il se laisse surprendre et enchanter par ce qu’il mange, ce qu’il boit, ce qu’il aperçoit, entend, saisit au vol. Plaisanter, être tour à tour plaisant ou déplaisant, est une forme de résistance : au syndrome de Stendhal parce qu’il est à Venise ; au suivisme parce qu’il vit dans le petit monde de l’intelligentsia où les tics sévissent autant qu’ailleurs.
Jamais, ni dans ses propos, ni dans le ton, ni entre les lignes, Zschokke ne s’indigne, là encore à rebours de l’air du temps et de l’actualité, évoquant ainsi un feu d’artifice jaillissant au-dessus du Grand Canal, magnifique, avec une « bande-son syrienne », « jusqu’à un véritable finale à la Assad ». Son humour est noir et brille de mille flèches attentatoires. Il y a quarante ans, sa bande-son aurait été vietnamienne; il y a vingt ans, irakienne. L’esprit s’adapte, le regard est inchangé, la drôlerie dévastatrice ; les hommes, eux, continuent de s’entretuer. Il faut une grande maîtrise formelle et beaucoup de clairvoyance pour vivre et exposer ce type de détachement qui n’est pas tout à fait synonyme d’indifférence. S’il arrive que son appartement vénitien se métamorphose en tonneau du cynique, Matthias Zshokke retourne à Berlin peu après le jour de l’An, presque contrit, conscient d’avoir été heureux et comblé par « le ralentissement du quotidien » que lui ont permis ses six mois de résidence. « Nous venons de rentrer. Au soleil couchant, assis à l’arrière du vaporetto. Il faut de solides nerfs suisses pour être capable de se maîtriser et ne pas fondre en larmes de félicité », écrit-il le 23 novembre.