Ali Smith, née en Écosse, vient de publier Comment être double, une œuvre d’une grande vitalité qui fait également la preuve que l’auteure, très connue en Grande-Bretagne (Hôtel Univers, Girl meets boy, Le fait est), n’en a pas fini de croire aux vertus vivifiantes du roman.
Ali Smith, Comment être double. Trad. de l’anglais (Écosse) par Laetitia Devaux. L’Olivier, 301 p., 22,50 €
Très impliquée dans le monde d’aujourd’hui alors même que son œuvre n’est jamais directement politique et souvent éloignée du réalisme, Ali Smith considère la littérature comme l’instrument idéal pour sortir l’esprit de la nécrose qui serait toujours prompte à le saisir. Interrogée très récemment par un journaliste américain sur ce qu’elle conseillerait comme lecture au Premier ministre britannique et au président des États-Unis, elle répondait avec humour : « J’offrirais à tous deux Le Roi Lear. C’est une œuvre qui voit juste et prédit ce qui arrive lorsque les royaumes se divisent. Pour votre président, j’ajouterais un cadeau bien écossais, un exemplaire de Macbeth. Au cas où Mrs. May et Mr. Trump n’aimeraient pas Shakespeare… je donnerais à la première un exemplaire du Radeau de pierre de José Saramago, ouvrage qui raconte ce qui arrive lorsque la péninsule ibérique se détache du reste de l’Europe et se met à dériver au fil de l’eau, et à votre président, ajoutant par là quelques lettres à son nom, Trumpet de Jackie Kay [traduit en français sous le titre Le trompettiste était une femme], roman dont la vision, l’humanisme et l’humour devraient anéantir en quiconque tout penchant de décider à la place d’autrui, de le faire entrer dans une catégorie figée ou de le tenir pour quantité négligeable. »
Comment être double pourrait bien donner quelques leçons supplémentaires de souplesse à Mr. Trump si toutefois celui-ci décidait de lire un livre – activité qu’il se vante de ne jamais pratiquer. En effet, cet avant-dernier roman d’Ali Smith reprend des thèmes favoris de l’auteure qui seraient susceptibles de complexifier sa pensée : la nécessité de donner du jeu aux structures, que ce soient celles qui définissent les humains ou celles qui organisent la compréhension en général. En ce sens, le livre d’Ali Smith, plus qu’un plaidoyer pour « être double », comme le suggère son titre, est un plaidoyer pour devenir multiple.
Pourtant, il s’affiche d’abord simplement comme double, tant du point de vue formel que thématique. Composé de deux parties qui peuvent être lues dans l’ordre qu’on veut, il présente dans la première (intitulée « partie 1 ») l’histoire d’un peintre italien du XVe siècle qui se trouve sous ses habits masculins être une femme ; et dans la seconde partie (intitulée également « partie 1 ») l’histoire d’une jeune Anglaise du XXIe siècle prénommée George (en rappel de la chanson « Georgie Girl », et sûrement des deux George écrivaines), qui vient de perdre sa mère. En anglais, les exemplaires de Comment être double ont été publiés pour moitié en faisant précéder l’histoire de l’homme du quattrocento par celle de l’adolescente et pour une autre moitié dans l’ordre inverse. Le jeu de réversibilité est amusant, peut-être un peu vain, mais c’est une des manières d’Ali Smith de faire un pied de nez au déroulement temporel, inéluctable dans le roman comme dans la vie, et à la triste loi qui nous impose de n’exister qu’une seule fois dans un seul corps.
Malgré leur apparente disjonction, les deux parties de Comment être double vont se trouver, bien sûr, entretenir des rapports étroits, principalement grâce aux similitudes qui se révèlent entre la vie des deux personnages principaux et grâce à des thèmes communs. L’adolescente et le peintre sont, par exemple, orphelin(e)s, leur identité sexuelle est indécise tandis que maints épisodes particuliers de leur vie les rapprochent. Mais le lien le plus évident entre les deux parties est constitué par les peintures de Francesco del Cossa et leur auteur lui-même. Cossa (qui a réellement existé mais dont on sait très peu de chose) est le narrateur d’une des deux parties du livre, et lui comme son œuvre constituent un important sujet de réflexion pour les personnages de l’autre partie du livre, où il semble d’ailleurs, par moments, apparaître en observateur invisible revenu de son lointain XVe siècle. Les fresques de Cossa, que la mère de George emmène ses enfants voir en Italie, et la peinture de saint Vincent Ferrier (qui se trouve à la National Gallery de Londres), comme celle de sainte Lucie dont un détail figure en couverture du livre, structurent la pensée du livre et rapprochent l’univers italien de la Renaissance et la vie anglaise d’aujourd’hui. Servant assez librement de support aux réflexions d’Ali Smith sur l’existence, le temps, l’identité, la douleur, la créativité, elles offrent aussi un matériel idéal pour évoquer un autre thème du roman, celui de l’observation (permise, cachée, perverse, éducative, commise ou subie), décliné avec beaucoup de verve romanesque.
Car ce livre, engagé dans ces réflexions familières à l’auteure, se montre aussi joyeusement romanesque, c’est-à-dire épris de scènes, d’évènements, de détails, de jeux de mots, de bouffonnerie, de larmes… Ce plaisir de la narration, qui en suit les règles tout en les poussant à leur extrême limite, lui permet de déjouer certains périls du roman historique (qui pourraient guetter la partie italienne avec Cossa) ou du roman de formation (qui pourraient guetter celle concernant George). Avec son allant habituel, l’auteure offre des péripéties « en costume » ou en baskets à ses grands sujets habituels. C’est sa grande force d’écriture, son sens de l’ironie – absolument et malheureusement imperceptibles dans la présente traduction française –, qui font de Comment être double un allègre duo de drames comiques.