Bien des artistes sont révulsés à l’idée qu’un biographe traque leurs secrets. On peut les comprendre. De Malraux à Kundera, en passant par Nabokov, ils ne manquent pas, ces écrivains qui ne veulent pas se voir exposés à la lumière. L’œuvre parle, même parfois l’œuvre dont on a détruit les brouillons et autres esquisses. Le livre que Soledad Fox consacre à Jorge Semprun peut renforcer ces craintes. Le tout dernier paragraphe nous rassure un peu, qui confirme un point. Pour résumer le propos, l’homme n’est pas seulement ce qu’il cache, ce qu’il montre ou ce qu’il fait, il est aussi et surtout ce qu’il écrit.
Soledad Fox, Jorge Semprun. L’écriture et la vie. Trad. de l’espagnol par Isabelle D. Taudière. Flammarion, « Grandes biographies », 400 p., 26 €
Soledad Fox prend appui sur les écrits de Jorge Semprun et les met en regard des faits. Elle ne les considère jamais autrement que ce qu’ils sont, de l’autofiction. Nous y reviendrons une fois certaines préventions levées. Il ne sera pas du tout question de l’anecdotique ; on ne saura pas ce que l’écrivain a fait jour après jour, comme dans certaines biographies « à l’américaine », et si elle a interrogé nombre de témoins, d’amis, si elle a rassemblé des textes et entretiens de Semprun ou d’autres protagonistes, c’est toujours pour comprendre qui il était. Ce qui représente une vraie gageure. Semprun a de nombreuses facettes ; l’auteure le qualifie de « génie polymorphe » et voit en lui un héros picaresque, un Lazarillo de Tormès dont les récits parcellaires cachent souvent certaines réalités, mais à la manière dont le séducteur sait laisser dans l’ombre. Et Semprun a été un séducteur, à bien des égards. Mais aussi un homme meurtri, mal aimé par les siens, Carlos son frère et Jaime son fils, en particulier, jamais reconnu dans le pays dont il s’était exilé, toujours pas à sa place dans les manuels de littérature espagnols.
Chaque facette de Semprun correspond à un chapitre du livre, et de son existence. Il est d’abord le petit-fils d’Antonio Maura, l’un des plus grands hommes politiques des années 1920. Maura est arrivé de Majorque sans parler le castillan. Il a su maîtriser la langue au point de devenir le président de l’Académie royale, conservatoire de l’espagnol tel qu’on doit le connaître. Cette filiation fait de lui un enfant qui vit dans un certain confort jusqu’en 1936. Son père, José Maria Semprun est un avocat, également engagé en politique puisqu’il occupe des fonctions de gouverneur civil de Tolède puis de Santander. La famille vit non loin du Prado, musée qui jouera un rôle déterminant au début et à la fin de l’existence de Jorge.
La guerre civile change tout, appauvrit la famille réfugiée en France. Jorge Semprun peut quand même mener des études au lycée Henri IV, avoir le bac et briller au concours général avec le deuxième prix de philosophie. Un riche protecteur l’aide jusqu’en 1940, avant de l’abandonner, brutalement. Mais le jeune homme qui maîtrise l’allemand depuis l’enfance, qui est d’une curiosité aussi immense que l’est sa culture, a de quoi se débrouiller en bon picaro. Il faudra cependant attendre 1998 et Adieu vive clarté… pour qu’il évoque l’exil. La famille s’est reconstruite autour de la figure tyrannique d’une marâtre, qui domine José Maria Semprun et les huit frères et sœurs. La mort de la mère, en 1929 a été le premier d’une série de deuils qui ont bouleversé l’existence de Semprun. Ce qui ne l’empêche pas de rester solide, déterminé, et de choisir dès 1940, son camp. Il participe à la manifestation étudiante de la place de l’Étoile et entre dans un réseau de résistance, dans l’Yonne. Il devient Gérard Sorel, jardinier. Cet épisode de sa vie, on le connaît par deux de ses romans, au moins, Le Grand voyage et Exercice de survie, publication posthume. Il y relate son arrestation et la torture. Soledad Fox lit les textes et les confronte aux documents qu’elle a découverts sur le sujet. Le picaro Semprun n’a pas tout raconté. Sans doute ignorait-il ce qui se passait en coulisses. Selon la biographe, deux personnes auraient intercédé en sa faveur, afin de lui éviter le pire lors des interrogatoires, et ensuite, à Buchenwald.
Au camp, en effet, il occupe un de ces emplois qui protègent du pire. Il ne subit pas les souffrances d’Antelme soumis au travail forcé, ni celles de Wiesel, qui, en tant que juif, occupe une place à part dans le camp, et est voué à la mort. Cette partie de son existence est celle qu’il a le plus souvent racontée, au point que sa biographe dit de ce thème qu’il est « sa marque de fabrique ». On peut discuter… Ce qui en revanche peut poser problème ce sont des inexactitudes ou formules qui gênent, même dans une autofiction. Ainsi quand il décrit le portail du camp surmonté du « Arbeit macht frei ». Ce n’est pas la formule de Buchenwald mais celle d’Auschwitz. On sait combien les négationnistes goûtent ce type d’erreur. Mais Semprun répond sur ce point comme sur d’autres : « La vérité telle que nous l’avons vécue n’est pas crédible, et c’est précisément là-dessus que comptaient les nazis quand ils songeaient à l’héritage qu’ils laisseraient aux générations futures. Si nous racontons la vérité brute, nue, personne ne nous croira […]. Il fallait lui donner une forme humaine, une forme tangible. C’est là que commence la réalité : la narration, l’artifice, l’art – ce que Primo Levi appelle “la vérité filtrée”. Et je suis absolument convaincu que la vraie mémoire non pas la mémoire historique et documentaire, mais la mémoire vivante, ne sera perpétuée que par la littérature. Car seule la littérature est capable de réinventer et de régénérer la vérité. » Plus embarrassante sont les allusions à Ilse Koch, l’une des pires figures du camp, et Kertész est moins indulgent sur ce kitsch. On lira dans le livre de Soledad Fox ses pages précises et cruelles pour l’auteur du Grand voyage.
On ne déroulera pas ici tout le parcours de l’écrivain après son retour en France. Gérard Sorel devient Fédérico Sanchez, militant fidèle à la ligne du PCE, compagnon de Santiago Carillo et auteur d’un poème dédié à la Pasionaria Dolores Ibárruri, avant de rompre avec ce parti qui s’illusionne sur son pouvoir, persuadé que Franco va s’effondrer à la moindre grève. Exclu du parti, Semprun se consacre à l’écriture, connaît le succès grâce à son métier de scénariste, primé aux Oscars pour Z, reconnu pour son travail auprès de Resnais et de Losey. Il devient une figure de l’intelligentsia médiatique, « célébrité dans la lignée de Bernard-Henri Lévy » écrit Soledad Fox. On ne sait si ce sont là des compliments ou des formules ironiques. Il semble que la biographe ne soit pas toujours séduite par son modèle. Ainsi quand elle raconte (page 258) une rencontre entre Semprun et Mitterrand, finissant sur « Prestige et engagement politique demeurent les deux fils rouges de sa vie et d’une grande partie de son œuvre. » Il aimait sans doute les mondanités, y compris quand il portait le pseudonyme de Sanchez et portait beau dans Madrid soumise au franquisme mais il avait aussi le panache, apparemment. Et ministre de la Culture, il n’a pas à rougir de son œuvre même si la mondanité a aidé.
Il est difficile de dresser le portrait d’un homme aussi complexe et surtout d’oublier l’apparence. Ce n’est pas un reproche qu’on peut adresser à la biographe, puisqu’elle s’efforce au contraire, de partir des textes, et de dire ce qu’ils relatent, de montrer en quoi ils sont proches ou distants de la réalité. On regrettera cependant qu’une professeure de littérature n’accorde pas plus d’importance à l’écriture de Semprun. Certes, elle explique comment il pratique l’autofiction, elle parle de la construction de ses romans, autour du souvenir, de l’association d’idées, de la digression, mais au bout du compte, on ne lit pas une seule analyse de livres comme Quel beau dimanche ! qui, pour l’auteur de ces lignes restent inoubliables. Or c’est ce qui est l’essentiel et cela, les Malraux, Nabokov et Kundera le savent depuis toujours.