En 1926 à Moscou, paraît Ma découverte de l’Amérique. L’incipit sonne plutôt triomphalement : « Mon dernier voyage : Moscou, Königsberg (par les airs), Berlin, Paris, Saint-Nazaire, Gijón, Santander, La Corogne (Espagne), La Havane (île de Cuba), Veracruz, Mexico, Laredo (Mexique), New York, Chicago, Philadelphie, Detroit, Pittsburgh, Cleveland (nord des États-Unis), Le Havre, Paris, Berlin, Riga, Moscou ». L’Amérique de Maïakovski, et il prend bien soin de le souligner, c’est tout le continent, pas seulement « les États-Unis qui ont fait une OPA sur le mot. »
Vladimir Maïakovski, Ma découverte de l’Amérique. Trad. du russe par Laurence Foulon, préface de Colum McCann. Éditions du Sonneur, 152 p., 16,50 €
Vladimir Maïakovski était parti le 28 mai 1925 dans l’intention de faire le tour du monde, Europe, Amérique, Asie. À Paris dans sa chambre, à l’hôtel Istria, on lui subtilise son portefeuille. Il doit faire contre mauvaise fortune bon cœur – et la retape des bonnes volontés. Le voyage est revu à la baisse, il se contentera, si l’on peut dire, de l’Amérique, entre le 21 juin, où il embarque à Saint-Nazaire pour La Havane et le 28 octobre 1925 où il embarque à New York pour le Havre.
Il a déjà plusieurs fois voyagé à Paris et en Allemagne, mais cette fois il a quelques économies auxquelles s’ajoutent des crédits du Commissariat à l’Instruction Publique. Il est en mission officielle. Il ne ramènera pas seulement des poèmes mais aussi, pour les journaux, des reportages qui conforteront les présupposés de la doxa. Il tâtera le pouls révolutionnaire des pays traversés, y supputera les chances de la Révolution, et répandra la bonne parole. C’est dire que le voyageur (et le reportage) partait avec du plomb dans l’aile. Un carcan dont il s’accommode à sa façon, avec bonne volonté et un vrai enthousiasme. Son cœur est tout à la révolution. « Toutes les interventions de Maïakovski à l’étranger se caractérisent par un loyalisme effréné et agressif. Il a tout l’air plus bolchevik que les Bolcheviks », écrit Claude Frioux dans sa préface à l’anthologie Du monde j’ai fait le tour. Si bien qu’il est accompagné par la mauvaise humeur des journaux de l’émigration russe aux États-Unis : « Au lieu d’une soirée littéraire, Maïakovski n’a fait que chanter les louanges du pouvoir soviétique » (30 septembre 1925). « Dans le bon vieux temps on ne savait de Maïakovski qu’une seule chose : qu’il était futuriste. Maintenant nous savons que sous le couvert de soirées littéraires, il fait de la propagande pour le régime soviétique et pour les charmes de la vie soviétique » (2 octobre 1926).
Paradoxal reportage, ballotté entre le cahier des charges soviétique et l’onirisme visionnaire d’un voyageur poète. Sans compter que Maïakovski ne parle pas plus l’anglais que l’espagnol, et qu’il a, précise-t-il, « trop peu vécu pour pouvoir tout décrire parfaitement en détail ». Dans ces conditions, l’étonnant c’est bien l’acuité des observations : nul doute, Maïakovski ne récite pas une leçon, il a un regard frais et propre d’éternel adolescent. Une fraîcheur capable de voir et de comprendre les détails. Le livre a été écrit au retour semble-t-il, notes ou souvenirs émiettés en petits paragraphes. Le ton est celui du journalisme, vivant et drôle, il faut instruire le lecteur sans l’embêter. Saynètes, anecdotes, portraits, points de vue, rapides analyses des mécanismes économiques, jugements avec des « j’aime… » « je n’aime pas… », ou « je déteste ». Vivacité, énergie (Maïakovski a 32 ans), intelligence du détail significatif et des scènes qui parlent sans commentaires, c’est un savoir-faire de cinéaste.
En 140 pages, on traverse l’Atlantique sur le paquebot Espagne, puis au pas de charge La Havane infestée par le trafic de la prohibition, puis c’est l’arrivée au Mexique. Maïakovski est accueilli par Diego Rivera qui travaillait depuis déjà deux ans aux 235 panneaux muraux commandés pour les splendides bâtiments du Secrétariat à l’Éducation Publique de Mexico. Le Mexique est sous mainmise américaine. « Une goutte de politique. Une goutte seulement, parce que ce n’est pas ma spécialité, parce que je ne suis pas resté longtemps au Mexique et qu’il y aurait beaucoup à dire sur le sujet… » C’est assez drôle car le texte est tout de même essentiellement politique, en ce sens qu’il examine des modes de vie, des conditions sociales et politiques, avec simplicité, pertinence, et sans caricature. C’est quand il s’applique à honorer plus précisément la commande officielle (voir les rencontres avec des militant) qu’il est nettement plus faible.
Enfin les États-Unis. Il est accueilli à New York par son ami le futuriste Bourliouk qui s’y est établi en 1922. Au pittoresque sud-américain succède la fascination. Paradoxale fascination. Maïakovski est dépaysé, inconfortable, inadapté, étranger pour tout dire, prévenu aussi – qui ne l’est pas, a fortiori quel soviétique ne le serait pas. Il raille, comme pour minimiser ou cacher son propre enthousiasme, et parfois ne résiste pas à la plaisanterie réductrice, gavroche comme il l’est toujours. Quand il fait rire il se croit aimé. Bien sûr, il remplit une commande politique, mais on l’y sent comme à l’étroit, et dans l’étroit Maïakovski étouffe. Bien sûr il critique, mais se refuse aux clichés. « Il est aisé de proférer à propos des Américains, des lieux communs qui n’engagent à rien, du genre : le pays des dollars, les chacals de l’impérialisme, etc. ». Pas de caricature donc. Au contraire, et c’est le paradoxe, rien n’est daté. Quand il écrit « Aucun pays ne profère autant d’âneries moralisatrices, arrogantes, idéalistes et hypocrites que les États-Unis » (même si cela aussi est une proposition qu’on pouvait retourner à l’URSS), c’est toujours d’actualité. Et d’hypocrisie il n’y a pas une ombre chez Maïakovski. Schématique, oui, il l’est et le sait bien, dans un récit aussi court : « Tout ce que je viens de raconter sur le mode de vie new-yorkais ne dresse pas un portrait exhaustif de la ville, mais définit quelques uns de ses traits : ses cils, une tache de rousseur, l’une de ses narines ». Mais quatre-vingts ans après on n’est pas dépaysé. Qu’est-ce qui a changé depuis, à part la fin de la prohibition ? Tout est encore là. La vertigineuse montée des gratte-ciel en construction. La mécanisation du travail dont la description préfigure avec dix ans d’avance Les Temps modernes de Chaplin (1936) – mais le tempo des films de Chaplin était largement connu du public soviétique. L’éprouvante mécanique des abattoirs de Chicago et ses océans de sang et d’excréments. Jusqu’à la façon de se nourrir des États-Uniens selon leur classe sociale, Maïakovski décrit un mode de vie d’une étonnante actualité. Loin d’être dépassé il n’a fait que gagner vers l’Occident. Dans un tout autre genre, la même impression d’actualité ressort des Employés (1930) où Siegfried Kracauer étudie des mécanismes sociaux toujours à l’œuvre.
Alors, d’où vient cette fascination qui perce sous les réserves et la raillerie de Maïakovski ? C’est que deux éléments intimes interfèrent et balaient par moments son récit, presque à son corps défendant, comme des vagues balaieraient un pont. D’abord sa propre démesure qui vibre à l’unisson de la démesure américaine, lui le futuriste, lui le géant, lui pour qui rien n’est assez grand :
« Le pont de Brooklyn –
vraiment… –
C’est quelque chose ! »
Bluffé par un gigantisme qui lui va comme un gant, il voit certes les États-Unis comme un adversaire politique, mais aussi comme modèle de développement qu’il voudrait offrir à son parti, à sa patrie. La deuxième cause est plus intime encore, et elle restera ignorée jusqu’en 1993, date où paraissent les souvenirs de Patricia Thompson, fille d’Elly et de Maïakovski. À New York il a rencontré une Russe émigrée mariée à un Anglais, Elly Johnes, il a vécu avec elle, il en aura une fille. Grâce à Elly, il est immergé à New York dans la vraie vie des Américains. Comment l’Amérique n’aurait-elle pas à ses yeux la coloration de cet amour libérateur, qui vient pour la première fois interrompre le cercle infernal de la relation à trois avec Lili et Ossip Brik. Effet d’une double pudeur combinant la pureté révolutionnaire et la crainte de l’œil attentif de Lili, si dans son récit apparaissent beaucoup de personnes rencontrées à divers titres, Elly Johnes a disparu dans un trou noir d’où n’émergent que des poèmes, cailloux blancs semés par leur amour.
Car c’est aux poèmes que Maïakovski confie son exaltation de voyageur. Dans le récit, il s’y refuse, et se refuse. Est-ce parce que ce voyage lui a été octroyé pour faire un compte-rendu, et qu’il faut payer son dû ? Parfois, c’est rare, la beauté des lieux l’emporte – et l’emporte en poète, par exemple dans le train entre Veracruz et Mexico : « Je n’avais jamais vu pareille terre et je ne croyais pas que cela pouvait exister ». C’est pourquoi il est intéressant de chevaucher la lecture de Ma découverte de l’Amérique avec celle du Voyage en Arménie de Mandelstam, écrit en 1930, presque dans les mêmes conditions, et emporté au contraire par un grand souffle empathique, métaphorique, sans réserve : la joie mandelstamienne, lavée dans l’ocre des paysages, dans la terre ancestrale, et surtout dans la langue, la langue « griffue », la langue de « chat sauvage » qui écorche les oreilles, le « verbe épineux de la vallée de l’Ararat », la « langue rapace des villes en pisé », la « parole des briques affamées ».
La langue, ce pourrait bien être un des nœuds de crispation de Maïakovski. « La langue utilisée en Amérique, écrit-il, c’est la langue imaginaire de la tour de Babel, avec la seule différence qu’à Babel on mélangeait les langues pour que personne ne comprenne personne, alors qu’ici on les mélange pour que tout le monde se comprenne. En conséquence c’est qu’à partir de l’anglais on est arrivé à une langue comprise par toutes les nationalités, excepté les Anglais ». Maïakovski, on le répète, ne parlait pas l’anglais. C’est pourquoi Ma découverte de l’Amérique est aussi… un bain dans l’émigration russe au Nouveau Monde.