Quatre revues importantes : Recherches & travaux avec un dossier sur les écrivains voyageurs polonais et Écrire l’histoire qui s’interroge sur l’accélération de l’histoire. La vénérable Europe nous emmène à l’opéra et la semestrielle Rehauts, qui s’affirme, depuis presque vingt ans, comme un lieu où se rencontrent l’écriture et la peinture, fait se côtoyer, dans son trente-huitième numéro, des dessins de Philippe Richard ou de Philippe Compagnon et des textes de Catherine Benhamou, Marie-Hélène Archambeaud, Philippe Boutibonnes, Vianney Lacombe ou Daniel Cabanis.
Recherches & Travaux n° 89
Les écrivains voyageurs polonais ont changé de direction. Du moins ces derniers temps. C’est ce que nous apprennent Anne-Marie Montluçon et Anna Saignes avec ces études rassemblées dans Recherches & Travaux. Longtemps partis vers l’Europe de l’Ouest, les voyageurs se « réorientent depuis 1989, vers l’Europe centrale : ils explorent des régions plus proches de la Pologne, géographiquement, linguistiquement (régions de langues slaves à l’exception de la Hongrie) et géopolitiquement (ancien pays du bloc communiste) ». Dominés par la figure d’Andrzej Stasiuk, artiste de l’écriture et du voyage, ces jeunes auteurs sont confrontés à quelques ancêtres, comme l’étonnante Anna Potocka-Wasowicz qui, au XIXe siècle, racontait en français ses voyages en Italie ; ou bien à quelques grands classiques de la période communiste : Zbigniew Herbert, Stanislaw Dygat, Slawomir Mrozek ou Tadeusz Rozewicz.
Issu d’un colloque à l’université Stendhal-Grenoble 3, ce dossier se conclut sur deux contributions particulièrement intéressantes. D’abord une étude de la presse polonaise en 2012-2014 (c’est-à-dire avant les changements politiques récents) par Maria Holubowicz, intitulée : « Chez soi, l’Autre ignoré voire indésirable : représentations des immigrés dans la presse ». Le titre dit l’essentiel. Et, en épilogue, une belle réflexion de Kinga Siatkowska-Callebat sur la conception du voyage dans la fiction polonaise au début du XXIe siècle. Elle s’appuie sur des œuvres d’Olga Tokarczuk, Andrzej Stasiuk et Joanna Bator, pour « réfléchir sur le but du voyage avec un rapport particulier au lieu et au temps ». Elle s’interroge sur le départ (une fuite ? une recherche ?) et sur le but du voyage : « Le mouvement engendré par le voyage permet de se mettre en récit soi-même. » Ses auteurs ne décrivent pas les lieux. Ce serait destructeur, dit Tokarczuk ; l’espace du voyageur, écrit Stasiuk, c’est la mémoire ; quant à Bator elle y voit « un plaisir très narcissique ». Kinga Siatkowska-Callebat fait d’eux, par conséquent, des « écrivains post-voyageurs ». J.-Y. P.
86 p., 13 €. La revue Recherches & Travaux est consultable en ligne.
Écrire l’histoire n° 16
La revue éditée par le CNRS consacre une grande partie de son seizième numéro intitulé « Accélérations » à un dossier dense et parfois déroutant sur une question à la mode dans les milieux universitaires, surtout chez les philosophes et les historiens : l’accélération de l’histoire. Relancée sur « un mode alarmiste » par le travail sociologique d’Hartmut Rosa, cette « pensée du temps, nous dit Catherine Coquio dans l’avant-propos, veut exorciser les menaces que font peser les formes ultra-contemporaines du capitalisme global ». Elle met en scène, avec Emmanuelle André et Pierre Savy, une discussion parfois aride mais toujours stimulante, en faisant dialoguer des textes et des entretiens aux approches parfois opposées. Outre deux importants inédits de l’historien inspirateur du débat, Reinhart Kosellek, on peut lire des échanges sans concessions avec François Hartog (« Peut-on croire à l’accélération historique ? ») ou Antoine Chollet (« Sociologie ou politique de l’accélération »).
On comprend très vite que tout ceci renvoie au deuil difficile des historiens relativement aux notions de progrès ou de sens de l’histoire. « Cette vision de l’Histoire qui avançait eut longtemps un sens, nous dit François Hartog, avant de s’abîmer dans le non-sens et les horreurs des guerres du XXe siècle. » D’où son concept de « présentisme, soit l’impossibilité de croire encore au progrès de l’humanité ». Dès lors, conclut Christian Delacroix au terme d’une lumineuse synthèse sur le statut historiographique de l’accélération de l’histoire, cette notion ne serait-elle « que l’indice de la difficile mais nécessaire politisation du temps par l’historien » ? Outre cette discussion théorique, ce numéro réunit un ensemble de lectures, « accélérationnistes » ou pas, d’œuvres et d’actions artistiques (théâtre, cinéma, danse, performances…) qui révèlent la dimension critique de ces démarches. « C’est comment qu’on freine ? », nous demande Alain Bashung en quatrième de couverture. Un dossier indispensable pour qui veut comprendre l’enjeu de ce débat. J.-Y. P.
290 p., 25 €. Les archives d’Écrire l’histoire sont consultables sur Internet.
Europe n° 1051/1052
La vénérable revue sort de son champ habituel, et nous emmène à l’opéra. C’est un dossier de 126 pages, coordonné par Béatrice Didier et Emmanuel Reibel. « Plusieurs fois déclaré mort et enterré au cours du XXe siècle, l’opéra, nous disent-ils, ne cessa de renaître de ses prétendues cendres, […] sa vitalité reste aujourd’hui impressionnante ». Pour Emmanuel Reibel, cette vitalité tient notamment au fait que « la fin des avant-gardes et la postmodernité ont contribué à l’éloigner du discrédit et des oukases qu’un modernisme agressif avait nourris contre lui ». Ce qui a « permis d’aborder la création avec une liberté salutaire, peut être susceptible de transcender de nouveau, à l’avenir, les stériles oppositions entre la recherche formelle et la générosité mélodique, l’orchestre et la voix, la musique et le théâtre, l’art et le divertissement, le savant et le populaire ». Espoir qu’étayent mais aussi nuancent les articles suivants.Hervé Lacombe se réjouit de la mondialisation de l’opéra, « devenu un des genres les plus vivaces et les plus productifs de l’histoire musicale occidentale ». Il décrit par exemple « l’occidentalisation opératique de l’Orient », sans pour autant sous-estimer les « transferts culturels » : « Le théâtre oriental, précise-t-il, a été et reste l’une des sources les plus fécondes du renouveau de la culture et de l’art occidental. »
Des entretiens approfondis avec Valérie Chevalier, directrice de l’opéra de Montpellier, ou avec le dramaturge Christian Longchamp, longtemps directeur de la dramaturgie à l’Opéra de Paris, ne peuvent que ravir les amoureux du genre. Tout comme les multiples expériences abordées, telle la mise en scène d’opéras méconnus du XVIIIe siècle (Béatrice Didier). Au total, une douzaine d’articles passionnants, avec pour conclusion un vibrant plaidoyer de Timothée Picard, l’auteur, entre autres, de l’excellent Verdi-Wagner : Imaginaire de l’opéra et identités nationales (Actes Sud). Il insiste sur l’interpénétration de l’opéra avec les cultures dites populaires, où il peut même servir de référence. Ce qui prouve « à rebours des préjugés les mieux ancrés, tout le capital de puissance que continue de posséder l’imaginaire de l’opéra dans nos cultures, bien au-delà de ses avatars savants les plus attendus ». J-Y. P.
Outre cet ensemble sur l’opéra, ce numéro d’Europe présente ses rubriques habituelles et deux autres dossiers, l’un consacré à Maurice Roche, l’autre à Gérard Macé.
380 p., 20 €. Plus d’informations sur le site internet de la revue Europe.
Rehauts n° 38
La revue Rehauts s’affirme depuis 1998, presque vingt ans, comme un lieu où se rencontrent l’écriture et la peinture. Son titre exprime que ce sont les touches ou les hachures, l’à-côté, qui permettent de rendre un contraste, de distinguer l’intensité de la lumière. Et les textes qui composent chaque numéro, le plus souvent ceux de poètes, travaillent cette intensité, comme des variations d’une matière commune. Les œuvres de deux artistes les accompagnent, à la fois comme des ruptures qui les questionnent et comme des formes qui les traversent.
Ainsi, dans cette 38e livraison, les dessins de Philippe Richard – des encres aux traits coulés qui se regardent de chaque côté d’un trait – ou de Philippe Compagnon – sortes de lignes de dominos dont les points de tailles diverses et de répartitions diverses interrogent la série – côtoient des textes de Catherine Benhamou, Marie-Hélène Archambeaud, Philippe Boutibonnes, Vianney Lacombe ou Daniel Cabanis. On y lira aussi un texte de Paul Louis Rossi, « L’Empire des Kahns », découvrant ses mouvements vers l’Est, et de très beaux vers (traduits par Thierry Gillyboeuf) du grand poète italien Umberto Saba qui ouvrent ce volume. Voici un poème (« En remontant une rue ») qui donnera l’envie, probablement, d’y aller regarder de plus près. H. P.
J’ai laissé un fleuve trouble,
Avec des ponts, avec des fermes vertes,
une grande – nouvelle et ancienne –
ville ; des rues bondées
et de plaisants faubourgs. Aux premières
lumières, allumées çà et là,
au sein des escouades je rentre des ténèbres,
au sein d’une humble force, qui crée
tout ce que je vois.
Cette humble force crée toutes ces
choses ; elle crée la table, la maison,
lumière nouvelle
qui égayera ma table ; sur le fleuve
elle crée – trouble – les ponts, les grandes
– nouvelles et anciennes – villes.