Comme L’homme sans qualités de Robert Musil, La montagne magique de Thomas Mann est un roman de réflexion sur la maladie de la culture européenne qui aboutit à la Première Guerre mondiale. L’irréprochable nouvelle traduction de La montagne magique par Claire de Oliveira incite à revisiter le grand classique contemporain publié en 1924 et qui valut à Thomas Mann le prix Nobel de littérature en 1929.
Thomas Mann, La montagne magique. Trad. de l’allemand, annoté et postfacé par Claire de Oliveira. Fayard, 784 p., 37 €
Robert Musil voulait écrire à l’opposé de Thomas Mann. Dans une lettre du 15 mars 1931 à Johannes von Allesch, il écrit que La montagne magique ne parvient pas à concilier « la vieille naïveté de la narration » romanesque et les exigences de l’intelligence théorique, de telle sorte que le roman de Thomas Mann, dans ses parties intellectuelles, ressemble à « un ventre de requin » rempli de pièces et de morceaux avalés tout crus mais non digérés. À première vue, Musil et Mann ont beaucoup de points communs : leurs personnages incarnent des positions intellectuelles caractéristiques du temps présent, dont les conversations ressemblent à un montage de citations. Chez l’un comme chez l’autre, la société du roman constitue le microcosme dans lequel se reflète le macrocosme de la vieille civilisation qui s’apprête à basculer dans la barbarie de la Grande Guerre. Mais alors que, dans L’homme sans qualités, le romancier finit par perdre le fil de son récit et entraîne le lecteur dans un labyrinthe, La montagne magique est une construction parfaitement maîtrisée, où les débats d’idées s’enchaînent sans que la narration se relâche.
La partie intitulée « Nuit de Walpurgis », à la fin du chapitre V, située au milieu du roman, raconte la conversation de Hans Castorp et de la belle Franco-Russe Clawdia Chauchat, qui préfère s’exprimer en français quand elle touche aux choses sérieuses. Hans Castorp, lui, se sent plus à l’aise en allemand, mais il déclare (en français dans le texte de Thomas Mann) : « Avec toi, je préfère cette langue à la mienne, car pour moi, parler français, c’est parler sans parler, en quelque manière, sans responsabilité, ou comme nous parlons en rêve. » Puis il a cette réflexion surprenante et passablement énigmatique (toujours en français dans l’original) : « Parler, pauvre affaire ! Dans l’éternité, tu sais, on fait comme pour dessiner un petit cochon : on penche la tête en arrière et on ferme les yeux. » Cette touche de scepticisme linguistique, jetée au passage dans l’un des plus brillants romans de conversation du XXe siècle, retient particulièrement l’attention. Le thème du « petit cochon » qu’on dessine sans regarder sa feuille de papier est une allusion au docteur Behrens, qui amuse la petite société du sanatorium en dessinant les yeux fermés un porcelet.
Les audacieux paradoxes de Mme Chauchat en matière de morale choquent moins Hans Castorp lorsqu’ils se présentent voilés de langue française. « La morale ? Cela t’intéresse ? », lui lance Mme Chauchat avec un délicieux nous de modestie (ou de majesté ?) : « Eh bien, il nous semble qu’il faut chercher la morale non dans la vertu, c’est-à-dire dans la raison, la discipline, les bonnes mœurs, l’honnêteté, mais plutôt dans son contraire, je veux dire : dans le péché, en s’abandonnant au danger, à ce qui est nuisible, à ce qui nous consume. Il nous semble qu’il est plus moral de se perdre, et même de se laisser dépérir, que de se conserver. Les grands moralistes n’étaient point des vertueux, mais des aventuriers du mal, des vicieux, des grands pécheurs. »
En lisant cet admirable aphorisme – à mi-chemin entre Nietzsche et Cioran – où Thomas Mann a condensé la formule qui donne la clé de toute son œuvre, on se dit qu’il est bien dommage qu’il n’ait pas écrit plus de chapitres de La montagne magique dans le beau français de Mme Chauchat. Depuis 1931, les lecteurs français faisaient l’ascension du roman dans la traduction de Maurice Betz. Comment, dans la nouvelle traduction de Claire de Oliveira, le silence et les yeux fixes, presque hébétés, de Hans Castorp, décontenancé par les propos passablement méphistophéliques de Mme Chauchat – mais aussi, et surtout, par la nouvelle de son départ imminent du sanatorium –, sont-ils décrits ?
« Il se tut. Il avait gardé sa position initiale, les pieds croisés et enfouis sous son fauteuil grinçant, penché vers cette femme affalée, coiffée d’un tricorne, dont il avait le porte-mine entre les doigts, et il promenait dans la pièce désormais vide le regard bleu de Hans Lorenz Castorp. » La traduction de Maurice Betz le disait en ces termes : « Il garda le silence. Il était encore assis comme au commencement, les jambes croisées sous le siège qui craquait, penché en avant, vers la jeune femme assise, avec son tricorne en papier, tenant son porte-mine entre les doigts ; et avec les yeux bleus de Hans Lorenz Castorp, il regardait d’en bas dans la pièce qui s’était vidée. »
La nouvelle traduction est plus adroite (en particulier, la position acrobatique de Hans Castorp, « les jambes croisées sous le siège » chez Maurice Betz, est rectifiée chez Claire de Oliveira), plus fluide et plus concise, mais elle omet deux détails : le tricorne de Clawdia Chauchat (nous sommes à la fin d’une fête de Mardi gras pour laquelle chacun s’est affublé d’un déguisement) est bien en papier dans l’original et c’est bien d’en bas (parce qu’il est penché sur Mme Chauchat, elle-même enfoncée dans une chaise curule) que Hans Castorp contemple le salon, aussi vide après la fête que le regard de ses yeux bleus, aussi vide que le sera bientôt pour lui le sanatorium tout entier, après le départ de Clawdia Chauchat.
Parmi les patients installés pour un séjour de durée indéterminée au sanatorium du Berghof, c’est l’intellectuel italien Settembrini qui défend avec le plus de conviction l’idée européenne. Mais le chapitre où cet humaniste éloquent entre en scène porte un titre qui engage le lecteur à rester sur ses gardes : « Satan ». Car Settembrini a écrit pour les journaux allemands la nécrologie de son compatriote, le poète Carducci (prix Nobel de littérature en 1906, disparu en 1907), auteur de l’hymne À Satan dont un vers (Salute, o Satana, o ribellione, o forza vindice delle ragione ! Pas de note à cet endroit, hélas! dans la nouvelle traduction) salue l’arrivée de Hans Castorp. Plus loin, dans le chapitre « Montée de la peur », Settembrini place son soi-disant humanisme sous le signe d’un Prométhée satanique : « Prométhée ! Voilà bien le premier humaniste, identique à ce Satan que Carducci avait célébré dans son hymne… » On comprend que Hans Castorp hésite à rallier la « Ligue internationale pour l’organisation du progrès » dont se réclame Settembrini.
Pareil progrès conduit l’Europe à la catastrophe : l’humaniste prométhéen et satanique (au sens de Carducci) en arrive, poussé dans ses retranchements par son contradicteur, Leo Naphta, Juif galicien devenu jésuite, à célébrer « les guerres civilisatrices » qui réunissent l’humanité occidentale « sous le signe d’une idée ». Naphta, de son côté, appelle à la révolution, à la terreur, à la dictature du prolétariat, dont il attend l’accomplissement de « l’œuvre du pape Grégoire », « le salut du monde » et « la rédemption », où les hommes, enfants de Dieu, vivent sans État et sans classes.
Ce sanatorium de Davos, où chacun tousse, crache le sang et dépérit tout en arrachant aux médecins d’évasives promesses de guérison prochaine, est une métaphore de l’Europe malade, non seulement des poumons, mais aussi de la tête, car chez Thomas Mann la pathologie des corps affecte aussi les esprits. Alors la montagne magique se confond avec le mont Brocken de la nuit de Walpurgis et l’idée européenne est entraînée dans le sabbat des sorcières.