L’écrivain Serge Doubrovsky est mort le 23 mars 2017 à Paris, où il était né le 22 mai 1928.
Un homme passe. L’ombre d’un homme, mais tenace, mais vivace, personnage de roman qui se faufile entre les gouttes de l’Histoire, la mémoire trouée comme un imperméable, sa vie entre deux continents, son existence composée, décomposée, recomposée. Et puis la langue, surtout, partout la langue, les mots, indécents-incandescents, les mots-valises qu’il fait, défait, à toute vitesse, des fois qu’il faudrait partir, mourir avant l’heure. Ça commence vraiment avec La Dispersion en 1969, ça continuera avec Un amour de soi (1982), Le Livre brisé (1989), L’Après-vivre (1994), etc.
C’est une scène primitive éprouvante et magnifique, un miracle de sauvetage comme il y en eut tout de même parmi les hommes, et qui l’a constitué en écrivain. De passage, donc. Le Vésinet, 3 novembre 1943, un gendarme à vélo vient prévenir son père : « L’agent de police en civil il a sonné à notre cloche derrière la grille dès l’aube risques et périls à 11 heures je dois vous arrêter partez sa peau pour nous a fait le tour youpins du Vésin la tournée des déportables lui-même si on l’avait pincé déporté à la porte lui venu nous prévenir moi couru dix mois durant me terrer à Villiers ».
Écrire, dès lors, ne signifiera pas autre chose que survivre : vivre au-dessus de la vie. Ou bien : avec vue sur la mort (relire à ce propos le très noir et très beau La Vie l’instant (1985).
Serge Doubrovsky est l’inventeur de l’autofiction, d’un mot d’ordre, d’un mode, d’une mode d’être presque. Comment l’ignorer ? Depuis le temps qu’on (journalistes, étudiants, critiques, professeurs) le dit, le cite, le récite. C’est une définition qui se répète comme un sésame et qui ouvre toutes les autobiographies qui n’en sont pas, tous les textes du moi qui nagent en eaux troubles, un mot mana, une notion fétiche, qui pousse les auteurs qui ne parviennent pas à se dire à se dire, ceux qui se cachent à se montrer, à se montrer en se cachant. C’est une autorisation, un laissez-passer pour la littérature : « Autobiographie ? Non. C’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie et dans un beau style. Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. »
C’est en ce sens-là que l’on peut affirmer qu’en inventant l’autofiction, l’auteur s’est inventé lui-même. Un prêté pour un rendu, en quelque sorte. Ou encore : l’inventeur inventé.
La langue qui vrille, des lettres qui cillent, vacillent, un art éblouissant d’énoncer les choses avec les mots : Witz fait bien fait ! Doubrovsky fut un pourfendeur de style hors pair, qui trouva sa raison d’écrire dans l’explosion des sons, dans les répétitions, les allitérations, les assonances, tout cela pour aller jusqu’au bout de son histoire, mêler fil et fils en une indémêlable et imprononçable pelote de sens. Et ça continuera de plus belle, jusqu’au bout : « En ce début de janvier 2006, ce n’est plus « la vie devant soi ». La vie derrière soi, là que j’en suis. J’aborde la dernière phase. Combien d’années, nul ne le sait. Je sais pourtant qu’elles sont comptées. C’est ce qui compte. »
Chacun de ces livres fut un peu une manière de scansion vitale, un scandale continué aussi, peut-être, une façon toujours même et toujours autre de faire valser la psychanalyse (et son psychanalyste…), d’envoyer valdinguer la littérature, et d’y revenir sans cesse, de voyager au centre d’une judéité éperdue. Mot pour mot. Blessure pour blessure. Jusque dans le lit conjugal, il écrira ce qu’il vivra. Vivra ce qu’il écrira. C’est Le Livre brisé que lui demande Ilse, sa compagne d’alors, et qui va se retourner contre elle, comme un miroir regardé de trop près : « … j’en ai marre de toutes tes histoires de bonnes femmes ! Ta Tchèque, après Rachel, maintenant tu vas chercher tes premières putes ! Et moi, tu n’écris jamais sur moi ! Je ne compte pas peut-être ? …/… Michel Contat a écrit que, dans tes romans, tu reculais « les limites du dicible »… Eh bien, recule-les encore ! » (à cet instant me revient le souvenir d’une lecture du Livre brisé à la Villa Gillet, à Lyon, un jour de la fin du siècle dernier, une de ces lectures par l’auteur même, que l’on n’oublie pas, un moment qui n’a pas de nom : il pleurait ce qu’il lisait, et nous écoutions)
À force de conter et raconter les livres qu’il tira et tissa de lui, sur lui, non moins que les femmes qui s’en suivirent, on finirait presque par oublier que Doubrovsky était aussi un intellectuel, et de la plus haute tenue ; son Corneille et la dialectique du héros (1964) fait encore référence aujourd’hui, à quoi il faut ajouter un petit essai perçant sur Proust, La Place de la Madeleine (1966). Qu’il a vécu une vie d’universitaire hors-norme, « divisé en deux par l’Atlantique » qu’il était. Il faut dire que l’époque avait de ces passions qu’elle n’a peut-être plus. Qu’on avait envie de rencontrer les écrivains, d’écouter les philosophes, bref, de vivre les livres. Sartre, le premier, par-dessus tous (relire sa longue lettre d’amour à lui adressée, dans Le Livre brisé, encore). Mais laissons parler l’auteur sur l’auteur : « Un auteur qu’on aime fait autant partie d’une vie qu’un ami, qu’une femme aimés. Les rapports qu’on tisse avec lui, au fil des ans, font partie du tissu intime. »
Dans le crépusculaire Un homme de Passage (2011), Serge Doubrovsky est revenu une dernière fois (mais cette expression signifie-t-elle quelque chose ?) sur les traces de sa vie. A remis l’ouvrage sur le métier des mots. Comment l’homme a inventé l’écrivain qui a inventé l’homme… Affaire de mort arrêtée. Ou de vie continuée. Proust ne disait pas mieux, qui se trouve justement cité à l’orée de l’ouvrage : « Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais déjà mort bien des fois. »
C’est une des leçons de l’autofiction, et ce n’est pas la moindre, que de nous faire entendre la littérature comme un cœur qui bat, envers et contre tout. Un homme qui écrit, finalement, ne s’arrête jamais de passer. Il traverse une fois, deux fois, mille fois le noir de son histoire. Il se pose un jour ? Mais non. Il reste, comme restent les écrits du même nom.
Infiniment merci pour cette leçon, cette façon d’être et d’avoir écrit, Julien Serge Doubrovsky.