Lukas Bärfuss, fer de lance de la nouvelle génération d’écrivains suisses, a beaucoup écrit pour le théâtre et passe pour le digne héritier de ses grands prédécesseurs, Max Frisch ou Friedrich Dürrenmatt. Mais son œuvre ne se cantonne pas à la scène : son livre sur le génocide au Rwanda par exemple, Cent jours, cent nuits, traduit aux Éditions de l’Arche en 2009, a déjà connu un succès international. Koala, qui s’inspire du suicide de son demi-frère, et que nous découvrons aujourd’hui dans la traduction de Lionel Felchlin, lui a valu en 2014 le Prix du livre suisse.
Lukas Bärfuss, Koala. Trad. de l’allemand par Lionel Felchlin. Zoé, 176 p. 19 €
Le narrateur du roman de Lukas Bärfuss est invité dans sa ville natale pour donner une conférence sur le poète Heinrich von Kleist, un homme « qu’on ne pouvait pas aider sur terre », qui se tua en 1811 au bord du lac de Wannsee. L’évocation de ce suicide tragique et romantique à souhait, toujours vivace dans la mémoire littéraire par-delà les années, est comme le prélude à un autre suicide qui se produira six mois plus tard : celui du frère du narrateur, qu’il éclaire d’une clarté diffuse. Lorsque les deux frères, dont les relations se sont considérablement distendues au fil des années, se retrouvent alors brièvement, le narrateur ignore que ce sera leur dernière rencontre. Vient ensuite l’heure du reproche, taraudant, d’avoir manqué d’humanité, de ne pas avoir été à l’écoute de l’autre quand il en était encore temps …
Même si le suicide éveille un obscur sentiment de culpabilité, Lukas Bärfuss se situe d’emblée au-delà du cadre purement anecdotique, car sinon, l’écriture serait superflue : « Le suicide parlait de lui-même, il n’avait nul besoin d’une voix, nul besoin d’un narrateur ». Le suicidé ne revendique rien, seule demeure mystérieuse aux autres la raison pour laquelle il a adressé au monde cette fin de non-recevoir, sur fond d’incompréhension et de réprobation.
S’il décide de faire entrer la mort de son frère en littérature, d’en sonder les raisons et les mystères à travers le prisme de la création romanesque, Lukas Bärfuss doit se glisser dans la peau d’un narrateur qui est à la fois lui-même et un autre. Chercher « une question à la réponse qu’il nous avait donnée à tous », et transmuer l’irréparable scandale en œuvre d’art : ici commence, par-delà le deuil personnel, le travail du romancier.
Le récit se focalise alors sur le frère, sur les moments d’enfance partagés, sur le souvenir revivifié de sa « totémisation » chez les scouts, cette épreuve initiatique au terme de laquelle le jeune homme reçut le nom de « Koala ». Or, le narrateur ne peut comprendre en quoi cet animal, censé représenter les qualités morales ou physiques de celui qui le porte désormais, a pu incarner son frère. Sa vie et sa mort sont-elles vraiment en rapport avec ce nom totémique ? Pour répondre à la question, il faut le détour d’une longue enquête qui occupe le cœur du roman, avant d’en revenir au disparu. Elle nous emmène au bout du monde, en Australie, là où vivent précisément les koalas qui ont prêté leur nom à son frère. Le point de vue narratif change donc, mais sans porter atteinte à la cohérence de l’ensemble. Le « je » inaugural disparaît au profit d’un récit à la troisième personne, pour resurgir dans la dernière partie : la boucle est ainsi bouclée, par le retour à la mort du frère qui a déclenché l’écriture.
Dans ce long récit à l’intérieur du récit, Lukas Bärfuss se coule totalement dans son rôle de romancier, car la longue histoire de la colonisation de l’Australie par les Anglais en 1787 repose sur une documentation minutieuse. Se joignant pour ainsi dire à l’expédition par la seule force de la création littéraire, il nous entraîne avec la First Fleet (« Première flotte », composée de onze navires) jusqu’en « Nouvelle-Galles du Sud ». Les participants de cette épopée sont authentiques, attestés historiquement, comme le sont les faits relatés. L’installation d’une colonie pénitentiaire sur ce continent encore mal connu, consécutive à la perte des possessions américaines, est prétexte à une description minutieuse de la violence, de la rage de vivre aussi, dans un monde peu hospitalier, plus ou moins bien partagé avec les populations aborigènes.
Il y a aussi les missions scientifiques, l’observation de la faune et de la flore, la cartographie, l’équipée de Francis Louis Barrallier pour tenter de trouver un passage dans les Blue Montains : tout est véridique, mieux, tout est vrai sous la plume de Lukas Bärfuss.
On s’interrogerait sur la présence de cet épisode dans le roman, s’il n’introduisait du même coup la longue histoire du koala, ce marsupial éponyme du frère du narrateur qui habitait l’Australie bien avant les hommes. Car l’objectif n’a pas varié, il reste cette étrange identité de substitution capable d’influencer la vie et la mort d’un être. Grâce entre autres à Barrallier, l’explorateur, qui sut alerter les savants londoniens sur son existence, l’observation scientifique du koala (qui n’entrait pas dans les classifications connues à l’époque) commença au tout début du XIXe siècle. On comprit peu à peu que l’animal, d’abord confronté aux Aborigènes (dont on découvre aussi les mythes ancestraux), puis aux nouveaux colons blancs, avait su triompher des pires avanies. Et que son mode de vie économe, son régime alimentaire et son extraordinaire faculté à résister « passivement » l’avaient aidé à supporter sans trop de dommages les dures lois de la sélection des espèces.
Chassé pour sa viande et pour sa fourrure, méprisé pour son peu d’agressivité (n’est-on pas aussi pénalisé pour « manque de combativité » dans les compétitions sportives ?), celui qu’on appelle aussi parfois « Paresseux australien » connut tardivement une métamorphose dans l’imaginaire des hommes, lorsqu’ils firent de lui un gentil personnage de livres pour enfants. Ainsi relooké, le koala vit ses pseudo-défauts transformés en qualités.
Ce grand voyage était donc nécessaire pour que le narrateur trouve ce qu’il cherchait, la raison pour laquelle son frère avait vocation à porter le nom du koala : ce qu’il a reconnu en lui, c’est moins le gentil doudou au regard tendre que l’animal immuable, opposant aux prédateurs son inébranlable capacité d’inertie. Aussi indolent et inoffensif que son double, dépourvu de toute ambition, vivant de peu, son frère avait fini par devenir son totem. Lui aussi était un « paresseux », retranché sur sa branche, à l’écart des autres : « il avait mis sa capacité de travail au rebut, bêtement ». Quant à sa vie, « il l’avait abandonnée, rendue comme la clé d’un appartement qu’on quitte ».
Quand ce serait « une mort ordinaire, répandue comme la myopie », le suicide constitue aujourd’hui encore un véritable tabou, un interdit qui sous-tend le roman de Lukas Bärfuss. Et quand « totem » voisine avec « tabou », l’ombre de Freud passe furtivement (même s’il s’agit de tout autre chose) … Les temps ne sont pas si lointains où l’on refusait une sépulture aux suicidés. Dans les livres d’Histoire, dans les musées, le narrateur creuse les diverses approches et représentations du suicide, toujours liées à l’organisation sociale en vigueur, à la place que l’individu est censé y prendre. Si chez les Anciens, le travail était réservé aux esclaves et aux paysans, travailler pour que la société prospère est aujourd’hui un devoir. En refusant une vie basée sur l’effort et le labeur, après y avoir à peine goûté durant près d’un demi-siècle, le frère du narrateur a bel et bien joué les koalas. Il a donc enfreint les règles de la société et en a tiré les conclusions : « Son acte semblait découler de la lucidité, d’un bilan à froid ».
La fin de celui qu’on appelait Koala modifie les perspectives sur la mort et le néant, sur la peur qu’ils nous inspirent. « Je me mis à tenir une comptabilité de ma vie », écrit le narrateur. Mais l’auteur qui se cache derrière lui a femme et enfants, il crée, il reste dans la vie. Quand le récit s’achève dans la cabane des scouts, promue « temple du totem qui nous avait conduits en ce lieu, pour raconter une autre histoire, une autre possibilité de l’existence », le romancier n’a plus qu’à regagner son bureau, et à écrire le roman.