Fidèle à l’écrivain italien Stefano Massini, Arnaud Meunier a créé Je crois en un seul Dieu à la Comédie de Saint-Étienne, le centre dramatique national qu’il dirige. Il présente actuellement au Théâtre du Rond-Point ce magnifique spectacle, qui exige de son interprète, Rachida Brakni, une véritable performance.
Stefano Massini, Je crois en un seul Dieu. Avec Rachida Brakni. Mise en scène d’Arnaud Meunier. Théâtre du Rond-Point jusqu’au 9 avril. Tournée jusqu’au 19 mai
Une femme se tient debout sur le plateau nu, simplement vêtue d’une chemise et d’un pantalon de couleur sombre. Pendant plus d’une heure et demie, elle va susciter chez les spectateurs une qualité d’attention rare. Elle n’est pas la première à se livrer à ce genre de performance solitaire, particulièrement appréciée du public. Mais elle, Rachida Brakni, incarne trois personnages féminins, par les seules variations de son jeu. La pièce avait déjà produit une forte impression à la Mousson d’été 2014, où le directeur, Michel Didym, l’avait mise en espace. L’interprète, Julie Pilod, disposait de quelques accessoires pour passer d’une femme à l’autre, distinguées par des changements de lumière et l’occupation du plateau. Le texte suggère un repérage systématique grâce aux éclairages : « Sur scène il n’y a qu’une seule comédienne. Mais sur elle doit pointer trois projecteurs de couleurs distinctes, qui l’inondent à chaque fois de trois couleurs facilement identifiables et différentes. À chaque fois que s’allumera sur elle l’une de ces couleurs, la comédienne deviendra l’un des trois personnages. » Lors de la création mondiale, fin 2015, au Piccolo Teatro de Milan, dont Stefano Massini venait d’être nommé directeur artistique, la distribution prévoyait une actrice par rôle.
C’est dire le défi exceptionnel auquel la mise en scène d’Arnaud Meunier confronte Rachida Brakni. Elle porte en alternance trois monologues, le texte de trois femmes que tout semble opposer, entre Gaza et Tel Aviv, de mars 2002 à avril 2003. Shirin Akhras (vingt ans) étudie l’histoire de la Palestine à l’université islamique ; elle se prépare à devenir martyre d’Al-Quassam. Eden Golan (cinquante ans) est professeur d’université, elle fait partie des « comités pour le dialogue » ; elle précise d’entrée : « J’enseigne l’histoire juive. / Ou mieux : j’enseigne l’histoire de tous, juifs ou pas. / Durant des millénaires c’est la même. / Mais moi je l’enseigne du point de vue des juifs. » Mina Wilkinson (quarante ans), originaire de Minneapolis, appartient aux « unités d’appui » de l’armée américaine en Israël. Elles ne se connaissent pas ; mais la convergence de leur parcours est annoncée, de la même manière, à leur première prise de parole : « Le 29 mars 2002 / à 14 h 04: / je ne le sais pas encore / mais un an, 10 jours et huit heures nous séparent / de ce tir / dans le bar de Rishon-Lezion / à Tel Aviv. »
Au cours de ces douze mois, elles ne se rencontrent pas ; mais l’écriture crée des associations entre elles. Shirin a rêvé qu’elle échouait lors de la première mise à l’épreuve avant le martyre : « Là je me réveille. / En sueur, trempée. // Il ne fait pas encore jour. / Mon amie Ayat m’a dit hier / ‘‘L’attente c’est pire que de le faire’’. Elle avait raison. / Je regarde le réveil : 4 h 21. » Eden, rescapée d’un attentat, connaît des nuits très perturbées : « En sueur, trempée / J’ouvre les yeux, / dans l’obscurité de ma chambre, / je fixe le radio-réveil sur la table de nuit : 4 h 21 […] On m’a dit que c’est normal ». Toutes les deux se préparent à la même heure comme pour une fête, l’une pour déclencher dans un pub à la mode une explosion à distance, l’autre pour assister au dîner d’Hanukkah avec ses collègues. Elles se font écho : « Je me maquille les yeux. / Devant le miroir. / Cils. Sourcils. » Toutes deux vivent la soirée comme une « épreuve », bien réelle, la deuxième dans son parcours vers l’échéance pour Shirin, provoquée par son appréhension de sortie pour Eden : « si je ne veux pas vivre à l’écart du monde / il faut bien que j’essaie de mettre le nez dehors ». Mina apprend la déflagration provoquée par Shirin par un « flash info », Eden a entendu la nouvelle à la télévision pendant le repas. Et le soir fatidique du 8 avril 2003, chacun des trois monologues fait référence à la pluie, dans les mêmes termes à la décoration du bar, où Shirin doit exécuter l’attentat suicide, où Eden a rendez-vous pour préparer sa conférence du lendemain, où Mina va intervenir avec son équipe. : « Nous sautons dans les fourgons. / Tireurs d’élite. / Armes au poing. / Tout de suite. »
Ces quelques citations pourraient faire craindre un unanimisme suspect, un effacement contestable des situations particulières, une position de surplomb de la part de l’écrivain. Stefano Massini, auteur très remarqué de Femme non-rééducable (Mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa) et de Chapitres de la chute-Saga des Lehman brothers, entre autres, a la tête bien trop politique pour perdre de vue les enjeux du conflit. Mais il croit manifestement en la capacité du théâtre à pénétrer l’intériorité de chaque protagoniste. Il a introduit dans le titre italien, Credoinunsolodio, un jeu de mots quasi intraduisible, que les auteurs du texte français, Federica Martucci et Olivier Favier, ont transposé pour l’édition (L’Arche, 2017) en O-dieux. Déjà, dans la pièce écrite en 2011, il pressentait ce qu’il considère aujourd’hui comme le retour d’« une opposition manifeste entre Islam et Christianisme, entre Islam et Judaïsme ». Dans le programme du spectacle, Arnaud Meunier utilise à son propos l’expression « un monde sans procès », appliquée par Roland Barthes à Michel Vinaver, un de ses auteurs de prédilection : « Cela peut être déroutant mais c’est précisément ce qui rend ce théâtre si intense et si passionnant. […] Le récit, la force de la parole sont des armes poétiques précieuses avec lesquelles on peut appréhender une réalité qui résiste aux lectures manichéennes ».
Dans le texte, le prénom et le nom des personnages précèdent, selon la convention, chaque prise de parole, permettant ainsi de bien les distinguer, malgré la continuité des monologues. Dans sa mise en scène, exigeante et rigoureuse, Arnaud Meunier a choisi de se priver de procédés équivalents, de confier à la seule interprétation le passage de l’une à l’autre des trois femmes, au risque de trop creuser les écarts et de faire perdre au jeu de sa subtilité. Rachida Brakni évite pleinement tous les écueils. Elle module légèrement la tonalité de sa voix, les expressions de son visage, avec les seules nuances nécessaires. Elle adopte par moments des postures adaptées à chacune des femmes : allure quelque peu martiale pour Mina, bien campée sur les jambes, coudes fléchis et mains posées à la taille ; manière de se protéger, de se lover dans les bras pour Eden ; mouvements d’assouplissement et de décontraction pour la jeune Shirin. Elle occupe entièrement l’espace, sans assignation particulière de tel emplacement pour tel personnage, contrairement à l’attente suscitée à première vue par la scénographie. Nicolas Marie a prévu, comme un leurre, trois enfoncements pratiqués dans la boîte scénique, les murs gris assombris à l’approche du plafond, troué d’un grand rectangle clair. Il recourt peu à des effets de lumière, juste un rouge sang et un blanc éblouissant associés aux attentats, rêvés ou réalisés. Sur Rachida Brakni, seule, repose ainsi toute l’intensité d’un grand spectacle.