Le dernier roman de Javier Marías se présente comme un long commentaire d’une citation de Richard III : « Si rude soit le début, le pire reste derrière nous… ».
Javier Marías, Si rude soit le début. Trad. de l’espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek. Gallimard, 576 p., 25 €
Amputé de son deuxième hémistiche, le vers du titre français laisse dans l’ombre ce qui pourrait éventuellement nous soulager, le fait de savoir que le pire est passé et non à venir, là où, en revanche, le titre espagnol du roman, Ahí empieza lo malo, pas plus que la sentence originale de la pièce, Thus bad begins, ne laissent de répit au lecteur : certes, nous pouvons « hausser les épaules, hocher la tête », et nous contenter de penser que le passé est irréversible et qu’il vaut mieux tourner la page mais ce serait oublier que, si le pire est passé, alors « le mal ne fait que commencer, le mal qui n’est pas encore arrivé ». Voilà ce que dit Shakespeare dans sa langue, ou plus exactement Marías dans sa glose.
Rien d’étonnant à voir le dramaturge anglais placé au frontispice de cette méditation sur la vérité et la rumeur, l’oubli et la vengeance. Marías est non seulement le plus anglophile des écrivains espagnols contemporains, après Juan Benet; il est aussi le plus ambitieux, en tout cas le plus classique. Dans ses livres, les citations sont moins les hommages d’un lecteur que les pièces assemblées d’une œuvre, à la fois identiques et différentes. Le geste est répété – Un cœur si blanc, Demain dans la bataille pense à moi : le titre shakespearien est un genre que l’écrivain pratique depuis longtemps –, affiné, modelé. Ouvrir un roman de Marías, c’est pénétrer dans une maison familière. On sait qu’on y entendra discourir et que, pour cela, il faudra s’engager dans un réseau de digressions qui, comme des canaux vénitiens, s’embranchent les unes dans les autres pour que s’écoule un phrasé oratoire, cassé çà et là par un registre familier retenant le flot avant qu’il ne déborde.
Car le risque de la pose, des embardées pontifiantes, est toujours là. Sitôt contrecarré par l’intrigue. Elle attrape, tient en haleine, trompe, voire mène en bateau pendant un temps avant de s’assoupir puis de se dénouer avec facilité, avec évidence, dans une nonchalance ironique qui avouerait presque, badine : « Beaucoup de bruit pour rien ». Shakespeare ou Cervantès, quel que soit le maître, l’art du récit, de ses creux et de ses pleins, est ce genre de cadeaux que réserve la lecture d’un classique, même contemporain. Quelle est donc cette histoire qui porte le lecteur ? Dans le Madrid post-franquiste des années 1980, Juan de Vere, frais émoulu de la faculté de philologie anglaise, est embauché comme secrétaire particulier par un célèbre scénariste et réalisateur, Eduardo Muriel. Les journées de travail sont longues, aussi Juan finit-il par passer ses soirées et ses week-ends dans le bureau-chambre qu’on lui a réservé, au bout de l’un des nombreux couloirs du grand appartement. Les soirs où les Muriel reçoivent, Juan est aux premières loges, ébloui par l’éclat des réceptions où le tout Madrid défile, intellectuels, producteurs, toréros et starlettes.
Outre la comédie mondaine, c’est à un autre type de scènes de la vie bourgeoise que le jeune homme assiste, au détour des portes laissées entrouvertes. Pourquoi Eduardo Muriel refuse-t-il à sa femme, Beatriz Noguera, l’entrée de sa chambre à coucher ? Quelle est cette rancœur qui le ronge et qu’il laisse éclater lorsqu’il se croit seul mais qui lui échappe aussi devant celui qui fait partie, sinon des meubles, du moins de la maisonnée ? Où Beatriz se rend-elle, perchée sur ses talons hauts, lorsqu’elle n’est pas occupée par les leçons d’anglais qu’elle donne pour maintenir un semblant d’indépendance ? Qui va-t-elle rencontrer ces jours où elle enfourche la Harley Davidson de son mari ?
C’est un drame de lits conjugaux froids, de « woeful beds » shakespeariens, que le roman déploie. Juan, le « débutant », est mis sur la piste par son maître, heurté dans l’admiration qu’il lui voue, intrigué et peiné de voir un homme de cette délicatesse rabrouer une épouse aimante. La trahison est, comme souvent chez Marías, la cause lointaine, longtemps ruminée, des comportements les plus vils, qui, à la grande surprise de ceux qui les observent alors qu’ils entrent eux-mêmes dans la vie, peuvent cohabiter dans une même personne avec l’élégance, la générosité, la noblesse d’âme. Dissolvant les liens du passé et suspendant l’avenir, la trahison détruit le couple qu’elle oblige à partager un présent de haine sans cesse reconduit. Personne n’en sort grandi. Beatriz, comme beaucoup des femmes des romans de Marías où la misogynie peut être un sport de bar comme de salon mais n’aveugle jamais l’analyse psychologique, est une figure mystérieuse, aussi attendrissante dans ses faiblesses que redoutable dans sa légèreté.
Le drame avance au rythme du soupçon et de la Rumeur qui « chevauchent les langues » un peu trop rapidement mais soulèvent de vraies questions : toute vérité est-elle bonne à dire ? Toutes les existences sont-elles fondées sur des mensonges ? Ne vaudrait-il pas mieux renoncer à ce que l’on ne peut savoir ? Ces questions surgissent au gré de scènes mémorables qui s’étalent sur des pages, voire des chapitres, sans toutefois perdre de leur suggestion. Quant aux réponses, elles tardent tout autant à venir, comme si Marías arrêtait la bobine et comptait sur l’effet imprimé sur la rétine de son lecteur, capitalisant la puissance visuelle des séquences inspirées du cinéma, tantôt celui d’Hitchcock –Beatriz est certes un peu trop « bien en chair » pour incarner l’une des héroïnes du maître anglais mais ses allées et venues, son passé américain, la spontanéité d’une jeunesse pas tout à fait évanouie, l’entourent d’un halo de mystère –, tantôt celui de films de série B, ce monde de seconds rôles que le snobisme de Muriel fait deviner à son secrétaire car « un bon film vous stimule, mais il vous entrave ; un mauvais film vous donne de bonnes idées et le culot de les expérimenter ».
Sous les soubresauts de la vie quotidienne, intime et publique, chemine donc, lent et incertain, le temps de la maturation, celui d’une éducation sentimentale que le narrateur, aujourd’hui mari et père, semble avoir achevée même si le doute persiste sur la conduite à tenir face au mensonge et au secret. La question, lorsqu’elle s’applique à sa propre existence, n’est plus de l’ordre d’une méditation détachée, et c’est cette tension vitale, d’abord imperceptible, qui petit à petit se fait jour pour donner toute sa force à l’observation de la vie des autres. Le narrateur est, comme toujours, l’acteur principal des scènes dont il s’est fait le voyeur.
Si le temps est long et que l’intrigue suspend son cours, c’est aussi que les questions qu’elle soulève – toutes les vies sont-elles fondées sur la tromperie ? faut-il chercher à savoir ce que l’on ne saura jamais ? – sont des interrogations collectives qui agitent l’Espagne des années 1980, une époque que l’on a tôt fait de ranger sous la bannière festive de la Movida. Au lendemain de la mort de Franco, certes, un vent nouveau souffle, mais cette soif de liberté est propice à l’oubli et à l’impunité. Dans la foule bigarrée des bars madrilènes, se faufilent les convertis de la dernière heure, franquistes maquillés en héros de l’ombre ou très vite devenus de parfaits démocrates. Dans les temps troubles, il est facile de dissoudre les culpabilités en s’achetant une identité nouvelle – les noms sont des masques protéiformes, des tours de passe-passe pour philologues avertis, nous rappellent les bouffons de la comédie que Marías choisit toujours dans la réalité pour accompagner sa fiction, ici l’éminent et désopilant professeur de littérature Francisco Rico et son pendant, l’acteur tchèque Herbert Lom.
Dans cette Espagne du lendemain de la dictature, celle qui décide d’oublier pour aller de l’avant, Marías était lui-même un jeune homme et une victime indirecte de la trahison. Pour autant, il ne vient pas régler ses comptes. El pacto del olvido, le pacte d’oubli que la société espagnole passe dans ces années-là, était certes un déni du passé mais c’était le prix à payer pour la démocratie. C’est à la jeunesse d’aujourd’hui que l’écrivain, la soixantaine avancée, semble s’adresser : « plus on est jeune, plus on est sujet à des élans d’indignation ‟objective” », une jeunesse qui, nous dit-il, prend pour acquis les droits dont elle jouit et est prompte à juger ses aînés. Désir œcuménique de réconciliation? Non, car, si l’oubli est nécessaire, la colère, elle, ne disparaît pas et le pardon est impossible.
Tout cela n’est pas nouveau, certes, mais l’originalité est un préjugé moderne qui empêche de voir que ce qu’il nous est donné de vivre est un « odieux entracte qui nous appartient, qui est ce que l’on peut connaître de pire et qui est à nous seuls, et au cours duquel nous n’avons d’autre choix que d’accepter bon gré mal gré ce que nous avons fait ou omis et de distraire ou d’apaiser notre culpabilité ». Ainsi va le monde, lorsqu’on décide de le contempler « sous le regard somnolent, mi-clos de la lune, froide sentinelle ».