La philosophie dans ses meubles (1) : Gabriel Marcel
« Demeure hospitalière, humble et chaste maison »
La Fontaine, « Philémon et Baucis »
Il était inévitable que, dans ces déambulations philosophiques, nous rencontrions le nom de Gabriel Marcel… Parce qu’il a publié en 1945 un recueil d’essais intitulé Homo viator, sur la « condition itinérante » de l’être humain, et qu’il est impossible d’évoquer sa pensée sans y associer les images du chemin, de la route, de la quête, « guidée par l’espérance ». En outre, une plaque au 21 de la rue de Tournon (sixième arrondissement, en face du café fréquenté par Joseph Roth, « saint Buveur ») rappelle qu’ici a vécu jusqu’à sa mort en 1973 celui qui fut considéré comme le représentant indocile de « l’existentialisme chrétien ».
C’est un lieu de mémoire un peu oublié de l’histoire récente de la philosophie en France. Gabriel Marcel, qui vécut enfant dans la Plaine Monceau (« un lieu indéterminé », dit-il, « auquel rien ne m’attachait ») et a fait ses tristes études au lycée Carnot, a trouvé dans cette rue du sixième arrondissement le topos qu’il cherchait : « ce quartier est vraiment le mien, il y a une sorte d’imprégnation morale ». C’est là que, de 1934 à 1972, sans interruption ou presque – sauf le jour, en 1944, de la libération du palais du Luxembourg tout proche –, Gabriel Marcel a accueilli tous les vendredis, au quatrième étage de son immeuble, dans son bureau bas de plafond et naturellement encombré de livres [1], tous ceux qui comptaient ou pouvaient compter à ses yeux : d’abord des agrégatifs de conviction chrétienne, qu’il préparait par des méthodes innovantes tandis que la Sorbonne restait fidèle au rituel du cours magistral, mais aussi une foule assez hétéroclite de philosophes de profession et de non-philosophes, d’intellectuels étrangers (Miklos Vetö), d’ecclésiastiques, d’écrivains de droite (Pierre Boutang), de célébrités de gauche (Sartre y vint parler du serment et de La nausée dans les années trente), d’acteurs (Alain Cuny) –, avec même, en guise de secrétaire, un défenseur de la chasse à courre (Joël Bouessée)… tandis que l’épouse dévouée, la musicienne Jacqueline, née Boegner, prenait des notes.
« Gabriel Marcel – rappelle Jeanne Hersch – reçut chez lui, pendant des années, chaque vendredi, toutes les têtes philosophiques de Paris, de province et même de l’étranger. » « Je me souviendrai toujours – ajoute-t-elle – du moment où j’entrai dans son cabinet de travail, un soir. J’avais 25 ans, il m’avait fait venir sans me connaître de ma Suisse natale pour discuter de mon premier livre qui venait de paraître [L’illusion philosophique, 1936]. La pièce était dans la pénombre, seul était éclairé le vaste bureau où je devais prendre place, et les visages, pour moi inconnus, de célèbres philosophes émergeaient à peine d’une ombre à la Rembrandt [2]. »
Simone de Beauvoir, pour sa part, indique assez allusivement dans La force des choses qu’elle a donné en février 1945 une conférence chez Gabriel Marcel devant des étudiants presque tous catholiques, probablement à propos de son petit essai, « bien accueilli », sur le sens de la vie, Pyrrhus et Cinéas (Gallimard, novembre 1944). Elle s’y était rendue épaulée par un ancien élève de Sartre, Robert Misrahi, « existentialiste et sioniste ». « Chaque fois que Gabriel Marcel m’attaquait, écrit-elle, il se jetait en avant pour me défendre avec emportement et pertinence [3]. » De fait, l’auteur du Journal métaphysique de 1927 pratiquait à l’égard de ses invités une forme socratique d’interrogation qui traduisait sa profonde défiance à l’égard des systèmes et son désir assumé de rester, comme Bergson, « fidèle au réel ». C’est à partir de cette conférence, semble-t-il, que Simone de Beauvoir a écrit Pour une morale de l’ambiguïté (Gallimard, 1947), mais en réalité c’est presque un cycle de dix rencontres que Gabriel Marcel aurait organisé autour de Pyrrhus et Cinéas. Aux yeux de la philosophe, Gabriel Marcel – un temps royaliste, il est vrai – défendait des positions d’extrême droite.
Si Sartre et Simone de Beauvoir n’ont pas souhaité s’étendre sur leur présence en ce lieu, des penseurs comme Emmanuel Levinas et Paul Ricœur ont dit leur dette envers Gabriel Marcel. Ricœur, tout en reconnaissant la valeur à l’époque du « solide enseignement de la Sorbonne » avec « l’excellent Brunschvicg », confie dans Réflexion faite, son « autobiographie intellectuelle », son admiration pour la démarche interrogative et « tâtonnante » de Gabriel Marcel. « J’eus le privilège d’être introduit chez lui […] et de participer à ces fameux “vendredis” […] : chacun y était invité à traiter un sujet choisi en commun, sans se couvrir de l’autorité de tel ou tel philosophe réputé, et à ne recourir qu’à l’analyse soit d’expériences, à la fois communes et énigmatiques, telles que la promesse, le sentiment d’injustice, soit de concepts ou de catégories chargées d’une longue tradition, comme l’a priori, la vérité, le réel. Je garde de ces séances […] un souvenir inoubliable. Nous étions ainsi personnellement initiés à la méthode socratique que nous voyions mise en œuvre dans les essais déjà publiés de Gabriel Marcel ». Ricœur salue « l’originalité d’une méthode de pensée où la précision conceptuelle n’était jamais sacrifiée à l’impression ou à l’intuition [4]. »
Gabriel Marcel prenait soin d’aborder les questions morales et métaphysiques par le concret des situations, par l’expérience même ; et le théâtre, dont il était féru, représentait pour lui, comme pour Sartre, un lieu d’expérimentation intellectuelle, une « dramatisation » des problèmes, des enjeux et des « mystères ». Mais, s’il se passionnait pour cet art, il explorait d’autres champs plus singuliers. Obsédé par la mort depuis son plus jeune âge, surtout par la mort des proches, des êtres aimés, et frappé par certaines expériences vécues pendant l’hiver 1916-1917, alors qu’il travaillait pour la Croix-Rouge, il a voulu prolonger la réflexion « au jour le jour » de son Journal métaphysique par d’assez aventureuses spéculations sur la communication avec l’au-delà, la parapsychologie et l’univers du métapsychique (comme Bergson). Il écrit en 1969 à propos d’un article de 1947 intitulé « De l’audace en métaphysique [5] » : « la configuration du monde, telle qu’elle nous est présentée aujourd’hui, dans cette société matérialiste et de plus en plus nihiliste, […] vient, en quelque sorte, s’inscrire en faux contre l’essentiel de notre aspiration, contre cette volonté, cette affirmation de l’Indestructible ou […] de l’Irréductible. Les faits parapsychologiques, même s’ils ne sont pas très nombreux, sont amplement suffisants pour nous faire entrevoir que, par-delà cette configuration ostensible de notre monde, il en existe une autre, secrète et qui, elle, semble bien s’accorder avec ce qu’il y a de plus profond, de plus intime, je dirai à la fois, […] de plus individuel et de plus universel dans notre exigence ».
Ce fut là un point de divergence capital avec son ami Jean Wahl, si proche en apparence, qui, lui aussi, se voulait attentif au « concret » et à tout ce que pouvait révéler la « non-philosophie » (en l’occurrence la poésie), mais qui, pour autant, ne pensait pas que la philosophie dût fréquenter une maison hantée.
-
Maurice de Gandillac, Annuaire des anciens élèves de l’École normale supérieure, 1975.
-
Jean Wahl et Gabriel Marcel, par Emmanuel Levinas, Xavier Tilliette et Paul Ricoeur. Présentation de Jeanne Hersch, Beauchesne, 1976, p. 8. Voir Emmanuel Levinas, « Une nouvelle rationalité. Sur Gabriel Marcel », dans Entre nous : Essais sur le penser-à-l’autre, Grasset, coll. « Figures », 1991, p. 77.
-
Simone de Beauvoir, La force des choses, Gallimard, 1963, p. 79.
-
Paul Ricoeur, Réflexion faite : Autobiographie intellectuelle, Esprit, 1995.
-
Gabriel Marcel, « De l’audace en métaphysique », Revue de métaphysique et de morale, 52e année, n° 3 et 4 (juillet-octobre 1947), pp. 233-243.