Discret, réservé, subtil, minutieux, ironique, Daniel Nadaud (né en 1942) dessine, grave, sculpte sans cesse. Il invente des formes inquiétantes et joyeuses. Il imagine les bizarres champs de bataille, les machines absurdes, le chaos rural, une quincaillerie incohérente, une zizanie, les délices et les supplices, les embarras et les débarras, le désastre délicat en trente-six poses…
Muet tintamarre. Daniel Nadaud. Musée de l’Hospice Saint-Roch, 36100 Issoudun. 10 février – 8 mai 2017
Catalogue de l’exposition. Textes de Patrice Moreau, Bernard Noël, Gilbert Lascault. Musée de l’Hospice Saint-Roch, 95 p.
Patrice Moreau (conservateur du musée d’Issoudun) étudie 86 lithographies (1985-2008) de Daniel Nadaud, ses gigantesques dessins raffinés et féroces, ses livres délicats (qui marient les dessins de Nadaud et les textes des écrivains), les objets aberrants qui sont des assemblages de l’égarement. Avec générosité, Daniel Nadaud offre au musée ses nombreuses lithographies. Cet ensemble constitue le noyau de cette exposition auquel sont liées et associées ses sculptures, des objets réalisés par le montage d’outils ruraux collectés au hasard de ses déambulations dans la campagne de la Mayenne.
Ainsi, Daniel Nadaud assemble des tonneaux, des seaux, des brouettes, des échelles, des râteaux, des pelles, des fourches, des pioches, des piolets, des serpes, des cannes, des passoires, des batteurs de cuisine, des fourchettes, des cornes de vache, des clochettes, des scies circulaires, des haches, des couteaux, des roues, des fragments de meubles, des racines, un ressort de sommier, une béquille, des cuillers, etc. Il les ajuste en des montages soigneux, méticuleux… Ces objets énigmatiques sont des rébus, des collages de rebuts réunis.
À partir de ces objets construits et extravagants, Daniel Nadaud copie ces choses irrationnelles ; il les inscrit sur papier ; il les dessine et trace des lithographies. Selon Patrice Moreau, le dessin donne à voir la vie de ces choses qui se meuvent avec une énergie débordante, avec une rotation furieuse, avec une vitesse destructrice. Une « roue-libre » n’est plus contrôlée. Le « cloche-faux » sonne et tranche. La meule et une ficelle roulent sans frontière. Les tortues ont des roues et des ressorts. Le lourd et le léger sont des contraires mariés. Un tonneau ivre titube et s’écroule. Dans l’atelier, les instruments se dispersent et tournoient. L’« étouffoir » garrotte, étrangle, asphyxie. La corne traverse une passoire. L’ « astre-scie » est une planète féroce. Dans les guerres, dans les champs de bataille, dans les chambres de torture, Patrice Moreau note : « Fascination pour l’ingéniosité humaine à créer ou détourner en vue de destruction ».
Daniel Nadaud décrit tel cauchemar : « Tout a commencé par un rêve dans lequel je contemplais deux disques tournant à vive allure, axes fixés sur un mur lisse, soudain ils s’arrêtèrent brutalement. L’un et l’autre révélèrent un tourbillon, constitué d’outils, armes diverses, avions, navires, véhicules guerriers et domestiques en suspension. Auquel se mêlaient des animaux sauvages, fraîchement évadés d’une ménagerie. À peine avais-je lu les images que celles-ci reprenaient leur course et s’effaçaient sous l’effet de la vitesse de rotation. Les deux cercles ne faisaient plus qu’un. Ils dessinaient une seule ellipse. Je me réveillais… »
Souvent Daniel Nadaud utilise un papier millimétré, son souvenir d’écolier sage et distrait. Son vocabulaire emprunte au domaine agricole et au domaine militaire qui évoque les deux grandes guerres et d’autres combats d’aujourd’hui. Daniel Nadaud précise : « Les lithographies sont le miroir de mes travaux ; pendant de longues années, elles me servirent de balises. » Il observe l’actuel monde en mutation des paysans, les crises économiques, les troubles, les attentats, les émeutes, les entreprises militaires.
Dans un dialogue de Daniel Nadaud et de l’écrivain Bernard Noël, l’artiste précise : « Dans ces dessins, le pire fraternise avec le délice ; l’humour allège la terreur ; l’absurdité devient structure. » Bernard Noël s’interroge alors : « D’où surgissent ces conflits où l’agressivité se teinte de tendresse : de quel enfer naïf qui serait le double d’un paradis enfantin perdu ? »
Cette exposition étonnante du musée d’Issoudun s’intitule Muet tintamarre. Dans ces dessins, dans ces choses inquiétantes, tu découvres une danse macabre, une farandole folle et cruelle. En ce silence, tu serais muet et sourd. Le bruit et la fureur seraient mystérieux, inexplicables, souterrains.
Ainsi, en 1991, Daniel Nadaud invente un engin terrible qui se nommerait Le nerf de la guerre. Certains l’appelleraient La charrue du désastre, L’araire de la désolation, La défonceuse, Le brabant de l’Apocalypse, La fouilleuse de la mort. À un moment de l’histoire, les tribus, les sectes, les terroristes menacent et chaque individu pourra s’acheter son Nerf de la guerre et le placer dans le corridor de son appartement ; chacun sera confiant et joyeux !
Les dessins de Daniel Nadaud constituent le Catalogue des armes et instruments de manufacture DN. Ou bien Nadaud imagine les masques burlesques qui sont des cagoules et qui protègent du gaz mortel. Ou encore il propose la Partition fantôme (2007) ou la Partition ombragée et tintinnabulante (2016) pour un orchestre fictif… Des dessins immenses constituent La fée électricité manque d’éclairage ; une sirène ailée sourit à l’intérieur d’une ampoule ; un dauphin ricane près des arêtes d’un congre ; les requins-avions envahissent le ciel ; un moustachu sort d’une bottine ; le squelette porte un casque et sautille ; une musaraigne garde ses flèches et ses haches ; Napoléon est un oiseau mort avec un bicorne et un fusil…
Inquiétantes et espiègles, les œuvres de Daniel Nadaud sont cocasses, funéraires et allègres. Elles sont du côté de Bosch, de Jean-Jacques Grandville (1803-1847), des dessins attribués à Rabelais et à Ambroise Paré, de Jacques Callot, d’Alfred Kubin. Les portraits du Fayoum, les yeux des femmes résignées émeuvent Daniel Nadaud… Sans cesse, cet artiste visite les musées des beaux-arts, mais plus souvent les expositions d’ethnologie, d’histoire naturelle, les ménageries, les zoos. Il lit au hasard. Sa documentation est éclectique, disparate, fragmentaire, hétéroclite…
En 2005, Daniel Nadaud représente des « gastéropodes vifs », de grands escargots qui seraient des phallus rampants. En 2002, il est passionné par les cloches et les « clauchemars ». Circulent le vif et la mort, la chair et les squelettes, l’éros et la camarde, les crânes qui tintinnabulent, un grelot fêlé, les fusées, les navires, les tanks, une scie qui tranche le bronze et le fracasse. En un jeu macabre, les dés sont pipés.
Une chanson, Dans les prisons de Nantes (XVIIe siècle), évoque un prisonnier que la fille du geôlier a libéré : « Le prisonnier alerte / Dans la Loire a sauté. / Tout’es les cloches de Nantes / se mirent à sonner // Ah ! vivent viv’nt les filles / Qui sont à marier ! » Les cloches sonnent contre la mort, pour la liberté, pour l’amour.
Ou bien, dans La flûte enchantée (1791) de Mozart, trois Dames de la Reine de la Nuit offrent à l’oiseleur Papageno les clochettes d’argent du carillon. Ces clochettes séduiront Papagena.