Les revues éclairent à la fois la pensée et le sensible. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Peut-être qui affirme une confiance dans la permanence de la poésie et de la pensée, et propose une défense de la spiritualité. Mais aussi de croiser les contributions variées du soixante-sixième numéro de Terrain (revue d’anthropologie) ou la deuxième livraison de Sensibilités. C’est de cette aventure intellectuelle presque sensuelle que témoigne Hubert Haddad dans La Revue des revues qui nous offre des jalons dans la production contemporaine.
La Revue des revues
Les revues sont si nombreuses, si diverses, que parfois on s’y égarerait un peu. Heureusement, La Revue des revues en éclaire l’obscur et dense taillis, y perçant quelques ouvertures lumineuses. Dans sa dernière livraison, la lumière se pose sur les souvenirs d’Hubert Haddad qui, avant d’animer Apulée, avait, dès la fin de son adolescence, découvert que « si penser, comme l’écrit Cioran, est ‟méditer le désastre”, fonder une revue à dix-huit ans serait le vivre pleinement ». Il y évoque les joies des aventures communes, les enthousiasmes précaires, les folies de passage, mais aussi les conflits et les brouilles. Il y a connu le bonheur d’une communauté mobile tout autant que la « dissension à caractère mallarméen ». Au gré de ses réminiscences, il rappelle que, pour lui, une revue demeure « le laboratoire frénétique, le véritable bouillon de culture où les écrivains et les artistes en gésine ou accomplis partagent un phénomène d’émulation en soi fondateur ». Il conçoit la revue, dit-il, comme sa vie, « une militance investigatrice faite de rencontres, d’intercessions, de compagnonnages éprouvés, d’antagonisme parfois [qui] aura été pour [lui] un mode impérieux de sauvegarde, une utopie tangible dans l’inquiétude des fins ».
Il est certain, en tout cas, que la revue animée par André Chabin (et sa bande) intercède et nous fait découvrir des lieux où s’élaborent de la pensée, des histoires, des langues, et éprouve, avec une régularité et une énergie enthousiaste, l’éventail de la « liberté » qu’y revendique Haddad. Dans ce numéro, on revient sur l’histoire de Pleine Marge (1985-2009) et sur les positions esthétiques de Peinture, cahiers théoriques en suivant une conversation entre Daniel Dezeuze et Gérard-Georges Lemaire. Une chronique donne envie de découvrir, dans L’Ours blanc, les textes de Fabienne Raphoz ou les poèmes de Reznikoff. On y découvre deux revues argentines, dont Hablar de poesía, semestrielle, qui défend des positions radicales, comme de nouvelles venues, à découvrir dans la revigorante section des « Nouvelles revues ». La Revue des revues n’est pas qu’un catalogue, c’est un laboratoire énergique qui défend la pluralité, ouvre à des horizons et des expériences, à des aventures humaines qui, chacune à sa façon, nous donnent envie de lire ces revues, de les feuilleter, d’y revenir, de ne pas laisser passer ces laboratoires utopiques. H. P.
La Revue des revues paraît chaque saison. Pour plus d’informations, rendez-vous sur le site internet de La Revue des revues.
Terrain, n° 66
La thématique choisie par la belle revue d’anthropologie Terrain, « Renaître », la concerne au premier chef. Née en 1983, elle a disparu faute de financements pendant un an, avant de reparaître à l’automne 2016. Ce numéro, abondamment et finement illustré comme les autres, mais agrémenté de nouvelles rubriques sur Internet, est donc une contribution en soi, originale et bien pensée. On y trouvera un entretien avec Maurice Bloch, une réflexion sur la puanteur de Lazare, un portfolio sur le bioart et le biodesign. Les contributions, toujours attachées à la description de pratiques, sont fouillées mais jamais jargonnantes, qu’on y parle des communautés évangélistes d’Alaska ou de la réminiscence des vies antérieures dans la théorie du karma. L’une d’elles, intitulée « Vivre plus loin », est tout à fait bouleversante. L’anthropologue Nastassja Martin y raconte son enquête au Kamtchatka (péninsule à l’extrême est de la Russie) : des rêves, des récits de rêves, un malaise, une fuite et une rencontre avec un ours. « L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent », écrit-elle. Cet ensemble d’épisodes est le point de départ d’une réflexion lumineuse sur l’étrange relation indéfinie qui se noue entre les anthropologues et les hommes chez (et non pas sur) lesquels ils travaillent ; et d’une renaissance – la découverte d’une vie plus attentive à la pensée et au langage que renferment le rêve et la nature. P. B.
Terrain est vendu en librairie, par abonnement et en ligne sur le très utile Comptoir des presses d’université. Plus d’informations en suivant ce lien.
Peut-être, n° 8
Peut-être : un tel titre devrait être l’expression d’un doute, d’une hésitation empreinte de modestie, mais la « revue poétique et philosophique » que publie l’association des Amis de l’Œuvre de Claude Vigée relève au contraire d’une affirmation, d’une confiance dans la permanence de la poésie et de la pensée, d’une défense de la spiritualité. Le numéro 8 de 2017 de cette belle entreprise accorde certes, comme les précédents, une place éminente à l’œuvre du grand poète alsacien de culture juive, avec des poèmes inédits et des reprises (Le Buisson ardent). Mais d’autres domaines, en affinité avec lui, sont explorés au fil des 252 pages de cette riche livraison, dans une alternance de dessins, de photos et d’études. Il est question dans plusieurs essais du « démonique » (Nicolas Class, Maurice Elie…), des rapports entre Yvan Goll et Claude Vigée, tandis que Jean Bessière « prête pertinence » à la poésie de John Ashbery et que Tatiana Victoroff s’intéresse à la « nostalgie de la culture mondiale » chez Anna Akhmatova.
Dans un entretien avec Anne Mounic, Georges-Emmanuel Clancier se demande comment développer le sens critique chez l’enfant (et le poète) sans tomber dans le nihilisme, tandis qu’un autre entretien avec Geoffrey Hill, datant de 2008, permet de redécouvrir l’œuvre de ce grand poète, entre-temps décédé, autour du thème « poésie et spiritualité ». Mais Peut-être accorde aussi une attention particulière à l’originalité de l’illustration, et, dans ce numéro, un grand et sensible hommage est rendu par Guillaume d’Enfert à Louise Hervieu (1878-1954), dessinatrice, photographe, poète, militante. La revue s’accompagne de différents « cahiers » publiés à part : Claude Vigée, André Spire, une « petite anthologie bilingue de poésie alsacienne », « Un coup de Bible dans la philosophie » d’Henri Meschonnic. J. L.
On peut retrouver la revue sur Internet. L’association a pour adresse : Association des Amis de l’œuvre de Claude Vigée, 47 bis, rue Charles Vaillant, 77144 Chalifert.
Sensibilités, n° 2
La revue Sensibilités défend un regard contraire, transversal, inversé. Dans sa deuxième livraison « Les sens de la maison », des historiens, des anthropologues, des sociologues, des philosophes, interrogent un lieu commun, un espace déjà traversé par de nombreuses études. Un lieu qu’on envisage toujours selon un angle qui semble exclure d’autres approches, qui ne les fait pas se rencontrer. Le numéro – qui s’organise entre deux sections : « Expérience » et « Recherche » (au singulier) – y porte « un regard déshabitué » qui obéit à une volonté d’étrangéification du connu, de ce que que l’on croit connaître. Chaque intervention procède ainsi d’un déplacement, d’une surprise.
C’est une affaire de croisements. « Ainsi, traquer les sens de la maison, c’est décrire tout ensemble l’écheveau de significations dans laquelle elle est prise, société par société, époque par époque, milieu par milieu, les sens giratoires, uniques ou interdits qui organisent chaque fois la circulation en son sein, enfin, la culture sensorielle sculptée par telle ou telle tradition domestique. » écrivent les rédacteurs. Dans ce numéro (très élégamment illustré) qui s’offre comme « une traversée de la vie matérielle », on pourra lire une passionnante étude de la maison du film Psychose d’Alfred Hitchcock, sur la manière dont s’y organise une géométrie filmique et plastique ; Camille Vidal-Naquet l’interprète comme l’espace d’une transformation radicale et d’une allégorie de la folie. On pourra lire également un texte sur la prison accompagné d’une bande-dessinée ou un reportage photographique de Jean Larive.
Et, sous forme de clôture ouverte, « Le dessous des mots » d’Alban Bensa (rédacteur d’EaN) qui rappelle comment on écrit de l’anthropologie, le trouble qui en procède, la complexité de ce que la méthode qu’il a adopté pour ses études de terrain en Nouvelle-Calédonie implique. « ça s’écrit autrement » dit-il très directement, car le contact avec son terrain, « le projet de connaissance avec des gens qui nous étaient étrangers imprègne notre quête de savoir ». On se passionne pour la façon dont le chercheur s’engage et sa volonté de remettre « la transformation de l’ethnographe par l’ethnographie » au cœur de « l’investigation scientifique ». Et lorsque Bensa écrit que : « Le travail d’écriture suppose une déstabilisation de soi-même, à l’origine sans doute de cette tension créatrice très particulière qu’engendre le paradoxe ethnographique : l’ethnologue, englué dans la fatigue d’être soi, finit, au terme de son terrain, par la lassitude de ne plus être soi. Puis vient, au retour, la rédaction, l’effort après l’effort. », il semble bien décrire le régime énergique, engagé, sous lequel on lit cette revue dense et belle. H.P.