« À partir d’une histoire vraie »: cette simple mention avant le générique ouvrant le film suffirait à nous faire sortir de la salle. Elle parasite la fiction, l’affadit. Or la fiction peut encore dépasser la réalité, la transfigurer, comme on le voit avec ce roman de Louis-Philippe Dalembert, Avant que les ombres s’effacent. De Łódź à Haïti, en passant par Berlin et Paris, on traverse le siècle, les continents et les langues.
Louis-Philippe Dalembert, Avant que les ombres s’effacent. Sabine Wespieser, 296 p., 21 €
On est à Port-au-Prince en janvier 2010. Le séisme qui a dévasté l’île d’Haïti a suscité des élans de solidarité. Parmi celles et ceux qui sont venus prêter main-forte aux secouristes, une jeune femme rousse, Deborah. Elle est née en Israël, est la petite-fille de Ruth Schwartzberg, exilée allemande ayant quitté Berlin pour la Palestine en 1938. Assise dans la véranda, elle écoute les récits de Ruben, neveu de Ruth. Il a quitté Berlin un peu plus tard, a trouvé refuge à Haïti, après qu’un décret-loi a permis à un grand nombre de Juifs menacés par le régime nazi de venir dans l’île. Mais le voyage de Ruben a été plus long, plus incertain, constitué de péripéties qu’on peut qualifier de romanesques, à ceci près qu’elles appartiennent à l’Histoire du XXe siècle. Et, on peut hélas le dire, à celle du XXIe. Ruben n’aime pas trop évoquer le passé. Il ne fréquente pas « la piste boueuse de cette singulière mémoire ». Il a fallu que Sara insiste pour qu’il dise à ses propres enfants d’où il venait. Au nom de son identité haïtienne, aussi : « Ici, tout le monde vient d’ailleurs […] Les racines des uns se sont entremêlées à celles des autres pour devenir un seul et même tronc. Aux multiples ramifications, certes, mais un tronc unique. À vouloir les dénouer, on risque le dessèchement du tronc tout entier ». On méditera, ici ou là, le propos du personnage de Louis-Philippe Dalembert.
Le voyage a commencé à Łódź [1] autour de la Première Guerre mondiale. Ruben nait en 1913 dans une famille juive typique : la mère, Judith, reste attachée à la tradition religieuse. Le père, Néhémiah, a déjà le nez tourné vers le monde moderne. L’oncle Joshua, alias Joe, évoque ses conquêtes féminines dans le Sentier parisien, où la famille pourrait s’établir puisque, on le sait, on peut être « heureux comme Dieu en France » (en yiddish, dans le texte de Dalembert). Ce sera Berlin, quartier de Charlottenburg, où jusqu’à l’arrivée de Hitler on vit paisiblement et on développe le petit atelier de fourreur.
Dalembert raconte la nuit terrible, celle qui changera tout à l’existence des Juifs en Allemagne. Le 9 novembre 1938, les nazis et leurs séides brisent les vitrines, incendient les synagogues, agressent les passants et les promeneurs des quartiers juifs de Berlin. Ruben, jeune médecin qui travaille dans un hôpital, et son oncle Joe ont juste le temps de se réfugier dans une voiture conduite par des membres de la légation haïtienne dans la capitale allemande. C’est un signe du destin, une deuxième rencontre. La première s’était produite quand Ruben était encore enfant : la lecture de De l’égalité des races humaines, réponse d’un essayiste haïtien au fameux essai de Gobineau prétendant le contraire. Les Schwarzberg ont compris : Salomé, sœur de Ruben, part à New York avec Jürgen, son jeune époux. Les parents les accompagnent, ainsi que la grand-mère, que Ruben appelle toujours « Bobe » – terme qui la désigne dans la langue yiddish. Ruth fait son « alyah ». Le jeune médecin est arrêté dans le port de Hambourg, envoyé avec son oncle Joe à Buchenwald où il rencontre un certain Johnny, qui se dit américain. Il sortira du camp, arrivera à Paris, enfin. Au Bal Nègre, il rencontre des compatriotes de Johnny, pas plus américain que cela, et poète comme bien des exilés haïtiens. Il est accueilli par Ida Faubert, une poétesse habitant cette même rue Blomet que fréquentaient Desnos, Masson et Leiris, et à partir de là…
N’entrons pas dans les détails : c’est un roman, avec toutes les délices du roman : des péripéties, des rebondissements, des dévoilements, l’Histoire en arrière-plan et une écriture. L’amateur appréciera les portraits. On a envie de se trouver dans le salon d’Ida Faubert, et plus encore de passer un moment avec Marie-Carmel, épouse un peu déçue du représentant militaire de la République dominicaine à Paris mais haïtienne d’abord et surtout. Un long passage décrit l’initiation amoureuse du timide Ruben, bégayant comme Moïse, peu disert et solitaire. L’usage de la métaphore est un art partagé dans l’île et l’on songe à René Depestre, à d’autres. À cette amante ardente fait écho Sara, l’épouse de Ruben. Il la rencontre dans l’île, après bien des années qu’il aura consacrées à ses patients, aux pauvres qui suivent la file devant et dans l’hôpital. Elle a aussi une histoire, commencée avant qu’elle naisse en Palestine, à Bethléem. Mais, même si elle tient à ce que leurs enfants aient des racines, elle n’y est pas particulièrement attachée. C’est une femme d’une entière liberté, et d’un certain tempérament. Elle ne craint pas les mots comme on le verra dans certains passages, et parler lui est vital, quand Ruben est plutôt taiseux : « avec elle, il fallait que ça parle, hurle, rie à gorge déployée, qu’il y ait de la vie, quoi ». Elle le convainc, ou l’envoûte : au lecteur de choisir. N’oublions pas que nous sommes dans l’île du vaudou et que Ruben lui-même sera initié. C’est même l’un des événements qui le libèreront de sa carcasse européenne, de sa vision rationaliste, bien sage (malgré les amis poètes si nombreux dans le Paris de cet avant-guerre).
Ruben ne quittera jamais l’île qui lui a sauvé la vie. « Citoyen haïtien placé sous la protection des esprits vaudous », il y vivra les nombreux tourments d’un pays qui a tout connu : « des révolutions de palais, des révolutions de salons huppés, des révolutions de bidonvilles, des révolutions romantiques avortées. Certaines folkloriques, d’autres sanguinaires, souvent décidées de l’intérieur, parfois téléguidées de l’extérieur, alimentant ainsi la paranoïa de l’Haïtien, toujours prêt à voir la main de l’étranger derrière ses déboires et à nommer révolution le moindre mouvement de foule ».
Ruben détruit très vite tous les dossiers qu’il a dû constituer, à Berlin comme dans le Paris étriqué d’avant la guerre, qui enferme les exilés antinazis dans des camps. Il appartient à ce lieu, à ce peuple : « En l’accueillant parmi eux, ils lui offraient une terre à chérir et peut-être aussi à détester plus tard, par moments, ce qui serait une autre façon de l’aimer, la détestation étant l’envers de l’amour ».
Il ne quittera le pays qu’une seule fois, en 1974, pour la Coupe du monde de football en Allemagne, mais sans se rendre à Berlin, divisée par le Mur et trop riche en mauvais souvenirs. La capitale, son petit-neveu, fils de Salomé, la retrouvera en 2014. C’est l’épilogue du roman ; une nouvelle rencontre a lieu.
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Lödz dans le texte, avec des trémas curieux pour le Łódź d’origine.