Ce que peut le chroniqueur

Souvenez-vous, il y a un an, une polémique est née parce que Kamel Daoud, écrivain algérien, a écrit un article virulent sur les rapports « malades » et contraints de l’islam aux femmes. L’article a déclenché l’ire de certains intellectuels parce qu’il entretenait, selon eux, une pensée orientaliste et islamophobe, dangereuse et inflammable en ces temps de guerres de religion. Les chroniques que l’écrivain a sélectionnées ici sont le meilleur plaidoyer qu’il pouvait opposer à cette colère, d’autant que la grande majorité d’entre elles ont été écrites avant.


Kamel Daoud, Mes indépendances : Chroniques 2010-2016. Actes Sud, 450 p., 23,90 €


Mes indépendances est donc plus qu’un plaidoyer, c’est l’affirmation d’une voix puissante, courageuse, que nous n’hésiterons pas à situer dans le sillage du célèbre « Écrasez l’infâme » de Voltaire, rien que cela. « L’accusation d’islamophobie a créé une peur d’être traité d’islamophobe et, partant, elle a étendu l’espace de ce qui est interdit à la critique, à la réflexion et à la contestation, » écrit-il le 3 août 2016. La « peur d’être traité de » est un type de censure pernicieux, qui interdit la liberté de penser, et c’est à elle que Daoud refuse de succomber.

L’ouvrage réunit des textes courts, écrits au fil de six années d’observation et de réflexion, essentiellement pour Le Quotidien d’Oran. 2010-2016 : en toute logique, défilent des événements qui ont fait l’actualité et qui, quelques années plus tard à peine, appartiennent à l’Histoire : printemps dits « arabes » ; Wikileaks ; jeu dangereux de l’Arabie saoudite ; succès de Marine Laden (et Ben Le Pen) ; agonie de Gaza ou de la Syrie ; élection de Trump, qui « tue par le ridicule »… Ces faits appartiennent à l’Histoire parce que le temps les a patinés, mais aussi, un peu, parce qu’un penseur nommé Daoud les a choisis, analysés et placés au regard de principes intangibles à ses yeux, dont le facteur commun est la liberté.

Sous sa plume, ces principes ne sont jamais abstraits ni creux, mais incarnés et arrimés, systématiquement affirmés et réaffirmés à l’occasion d’un incident, d’une lâcheté ou d’un drame. Ils émanent de sa réaction au réel et à la rue, à la chambre d’hôpital d’un Bouteflika impotent mais tout-puissant ou à une cellule de prison, à ce que reproduisent l’écran de télévision et l’écran Internet. Ils sont aussi incarnés dans leur énonciation puisqu’ils sont souvent au pluriel, jamais précédés d’une majuscule qui les rendrait grandiloquents et dérisoires. « On est derrière la télé et personne ne subit le sort des Égyptiens en Égypte et ne se voit menacé dans ses biens, ses idées, son corps, ses espoirs et ses libertés », écrit-il le 6 juillet 2013, au moment où les Frères musulmans, élus démocratiquement, confisquent cette même démocratie.

Récemment, j’ai reproché à un écrivain français d’abuser de procédés rhétoriques qui finissaient par ne plus servir à rien, par ne plus servir aucune cause. Ici, c’est le contraire qui marque. Ces procédés ne sont que des « procédés », maîtrisés, tenus et limités à ce qu’ils doivent être : des moyens au service d’une pensée, des outils au service de la désobéissance. Si l’écrivain renverse un attelage de deux mots, ce n’est pas pour séduire mais pour renverser les responsabilités et mettre son lecteur face aux siennes – le lecteur algérien, mais aussi le lecteur français et, partant, tout lecteur, citoyen d’une dictature ou d’une démocratie. C’est ainsi que l’on passe du particulier à l’universel et que l’on mesure le prix de la démocratie dont nous jouissons en France, même si elle est usée, gâtée et porteuse d’effets pervers.

Lisez, par exemple, la chronique intitulée « Un peu de poésie dans un monde de communiqués ». L’écrivain y propose un « Dictionnaire des temps modernes » qui est une déclaration subversive fondée sur les notions clés de l’histoire algérienne récente : on salue la force de ces deux pages exemplaires, et l’on comprend que tous ceux qui voudraient baisser les bras, tentés par la résignation ou le cynisme, soient hors d’eux. « Liberté : à distinguer de libération. » « Élections, votez, n’acquiescez pas. » « Révolution : cela ne veut pas dire chasser le colon mais chasser le dictateur, ses fils, femmes et serviteurs. » Précisons que cette dernière définition est datée du samedi 25 juin 2011, que ce qu’écrit Kamel Daoud ce jour-là, alors que la dictature est au pouvoir chez lui, ne sous-entend donc aucunement qu’il n’aurait jamais fallu chasser le colon. Ceci pour prévenir les accusations trop faciles.

Revenons alors à sa critique du rapport de l’islam aux femmes. L’ensemble de ces chroniques permet de voir que la question de la femme est une question parmi d’autres, aussi importante que celle de la liberté. La condition réservée aux femmes est, en effet, un excellent étalon pour mesurer comment se traduit dans la pratique un régime au pouvoir. L’écrivain dit tout haut ce qu’« on » voudrait qu’il taise, mais il a aussi l’honnêteté de laisser en suspens des questions auxquelles il n’a pas de réponse immédiate. « La Révolution : est-elle nécessaire ? » est une chronique édifiante à cet égard ; une de ses images met en scène les femmes : « On n’accouche pas avec le sourire et les femmes le savent. » Il faut la lire attentivement pour rendre justice à l’intelligence humaniste de l’écrivain qui parvient tout de même à écrire en conclusion : « La violence est évitable. La révolution, non. »

Kamel Daoud, Mes indépendances : Chroniques 2010-2016

Kamel Daoud © Renaud Monfourny

Il est également injuste de condamner Daoud pour une seule chronique, genre dont il rappelle la vertu salutaire dans sa préface. « Art du fait non divers », « exercice d’insolence juvénile », voilà comment il définit, à quarante-sept ans, cette gymnastique très particulière. « J’ai pratiqué ce métier comme on accomplit parfois la prière, mais tourné vers les miens et ma terre. » Appréciez l’usage du mot « prière » par un écrivain qui déjoue la moindre manipulation du besoin de « ciel ». Kamel Daoud est sûrement iconoclaste et impardonnable dans la mesure où il traque la manipulation dans les moindres recoins du pouvoir et des mots. En réalité, quand on lit ses chroniques avec soin, il n’est pas iconoclaste : il n’évoque jamais le Prophète et prononce à peine le mot « religion », rappelant simplement le caractère privé de ce qu’il préfère appeler la foi, ou le ciel, qui « n’est pas affaires d’urnes mais d’intimité ». Il respecte et sépare les plans. Il ne se moque pas. Il ne parle jamais non plus de « laïcité », l’histoire française n’étant pas la seule unité de mesure possible pour juger du monde.

En revanche Daoud attaque, il est offensif, il ne laisse rien passer, ni aux dictateurs, ni aux démocrates fatigués et trop indulgents, ni aux « frères » islamistes, ni aux Algériens qui pensent que ce qui se passe en France « ne nous concerne pas » : « La civilisation menacée par les fantassins de la terreur. […] Elle est amusante et abyssale cette phrase : qui a fabriqué Mohammed Merah ? La France, pas al-Qaida, ni l’Algérie ». La mise à pied de tous – absolument tous – les responsables est ce qui lui vaut d’être attaqué. Kamel Daoud est conscient du prix à payer et il le paye. Oser écrire que Chevènement se sait invité dans « un pays qui a fait de la susceptibilité postcoloniale un fonds de commerce » est téméraire, presque suicidaire, pourtant argumenté avec force dans la chronique du 21 septembre 2010 qui dépasse la relation Algérie-France pour l’élargir à l’Europe.

Plus audacieux encore est de refuser un certain type de solidarité avec la Palestine : « Non, donc, le chroniqueur n’est pas solidaire de cette “solidarité” qui vous vend la fin du monde et pas le début d’un monde, qui voit la solution dans l’extermination et pas dans l’humanité, qui vous parle de religion et pas de dignité, de royaume céleste et pas de terre vivante ensemencée. » Être radical, c’est penser et compatir ainsi, en arrachant chaque mot à sa racine, en tordant et en retournant comme un gant rugueux chaque idée, même communément reconnue du côté du Bien et d’emblée défendable. Les intellectuels sont peu nombreux, où qu’ils soient, à déterrer et à creuser aussi profondément sous la surface.

Daoud est un homme sévère, inflexible, qui réprimande et fustige. Un homme grave, sérieux, en guerre contre la lâcheté et « la victoire d’un fatalisme qui se répand : nous ne sommes pas aptes à la démocratie. » Il prend la parole avec autant de courage et de franchise, non par haine de soi, mais par amour de sa terre et des siens, de qui il veut réveiller les consciences et le goût de la liberté. Régulièrement, il se désole de voir les harraga quitter leur terre, si riche, si belle, sur de fragiles embarcations affrétées par des passeurs sans scrupules : « Les Algériens n’émigrent pas, ils s’enfuient. Légalement quand ils ont un visa et donc dans la discrétion, ou sur des barques, quand ils n’ont pas d’autres voies. Ce n’est plus notre pays mais la villa de quelqu’un qui nous a signifié qu’il ne veut pas de nous… »

Kamel Daoud se fait souvent lyrique, enflammé, dépassant la sophistique et la brillance du verbe : c’est à ce mélange des deux registres que l’on reconnaît son style, sa voix, telle qu’elle s’exprimait aussi dans son roman, Meursault, contre-enquête. Il se fait aussi le double de lui-même : le texte intitulé « Pendant qu’il neige : le secret véritable de la chronique » est étonnant et tranche avec tout ce que l’on attendait de la plume d’un esprit aussi rationnel et articulate. L’écrivain se révèle tel qu’il est au plus profond, habité par ce qu’il appelle un chien : « C’est comme un chien dans ma tête : il aboie et j’écris. » Non pas le chien noir de la dépression, mais l’inspiration, ou ce qu’il nomme en passant, presque gêné de l’avouer, « ce que je ne peux pas écrire autrement : la folie ». « Par exemple, quand j’écris “Bagdad est tombée”, me vient l’idée d’un pantalon. Le ciel est une patte de cigogne. […] J’écris d’abord un son, puis le sens vient après. » N’est-ce pas une manière de définir le génie ?

S’il est vrai que Kamel Daoud, garde-fou, permet au lecteur français de réfléchir à sa propre démocratie et de demeurer vigilant, on aurait tort d’assimiler les conditions de vie en France à celles de l’Algérie. L’écrivain ne se complaît pas dans le ciel des idées ni des illusions, il parle d’événements vus et vécus, et du corps, celui de la femme que l’on cache et de l’homme qui s’immole. « Quand donc rien ne va, que l’Algérien se sent mal, trahi, confronté à l’injustice ou à la violence ou à l’absurde, c’est contre son corps que l’Algérien se retourne. Puisqu’il n’a pas d’amis, il a un seul ennemi à portée de main, son corps. » La chronique se nomme « Feu sur le corps de l’Algérien », et elle est remarquable. Elle prouve à quel point l’écrivain est près des siens, de la vie réelle et éprouvée qu’il observe et analyse, et qui le bouleverse. À quel point il est sensible à la souffrance qu’ils vivent dans leur chair. S’immoler n’est pas exactement synonyme de se suicider ; il n’y est question que de corps, pas d’âme. « Être libre est parfois plus difficile qu’être mort. » Oui, le corps et ce qu’on lui inflige est aussi une des frontières entre dictature et démocratie. Les textes consacrés au « Rat de Damas » et à la vérité crue de la torture sont inoubliables.

Mes indépendances est un grand livre de résistant. Il rassemble des chroniques qui, à l’heure des blogs et des avis de tous sur Internet, donnent permanence et lettres de noblesse à une forme brève, dense et percutante. L’écrivain ne s’appuie que sur lui-même, il cite très peu, n’use pas de supports extérieurs, pas plus qu’il ne laisse poindre le moindre bouc émissaire. Il pense seul et dans la cité des hommes.

Il m’est arrivé de me demander, en lisant Kamel Daoud, ce qu’aurait pensé de lui Pierre Bourdieu, amoureux de l’Algérie, jusqu’à ce que je tombe sur cette définition des informateurs spontanés qui l’ont aidé à enquêter pendant la guerre, dans Esquisse pour une auto-analyse : « J’ai souvent été aidé, dans mes enquêtes, à Alger et ailleurs, par […] des autodidactes de très grande intelligence, qui, en raison de leur position en porte-à-faux entre deux conditions et deux civilisations, et parfois entre deux religions […] présentaient certains signes de bizarrerie, de folie […] qui étaient dotés néanmoins d’un immense prestige ».

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