Le café Rostand qui se trouve sur la place du même nom, en face du Jardin du Luxembourg, est l’endroit où Kadaré écrit depuis des années. Sous le titre, Matinées au café Rostand, l’écrivain nous livre ses réflexions à brûle-pourpoint sur des sujets qui lui tiennent à cœur. Cet ouvrage permet ainsi aux lecteurs de se faire une idée de la personnalité de l’auteur qui n’a jamais beaucoup aimé parler de lui-même.
Ismaïl Kadaré, Matinées au café Rostand. Trad. de l’albanais par Artan Kotro et Tedi Papavrami, Fayard, 392 p., 20 €
Kadaré, lycéen, avait rédigé un poème sur Paris. Le directeur de la publication lui avait fait comprendre que le texte était publiable à la condition qu’il formât un diptyque avec un poème sur… Moscou. « Un fil invisible » reliera ces deux villes dans la destinée de l’écrivain qui pensait bien, tout de même, qu’il ne verrait jamais la première. Et pourtant, en 1971, Kadaré arpentera les lieux dont il avait rêvé, et dans un brouillard bureaucratique digne de celui qui règne dans certaines de ses œuvres comme Le Palais des Rêves. En effet, il ignore pourquoi le régime albanais l’a laissé sortir et, à Paris, personne ne l’attend puisqu’Albin Michel ne veut pas publier la suite de son œuvre… Dans l’esprit de Kadaré, c’est une étrange « non-invitation » qui lui a ouvert les portes de Paris. D’autres invitations, plus tangibles celles- là, n’aboutiront pas comme lorsque l’écrivain ne peut venir recevoir la légion d’honneur qu’un responsable albanais confond avec un grade dans la Légion étrangère !
Plus tard, installé à Paris, sa présence au café Rostand lui fait vivre une guerre picrocholine entre les clients « intellos » et les nouveaux « chefs » de l’établissement qui voudraient s’en défaire, reprochant aux premiers de s’incruster sans guère consommer. Autour du Rostand, maisons d’édition et célébrités se côtoient mais l’Albanie n’est jamais loin. Une rencontre avec Costa-Gavras lui rappelle que la paix entre son pays et la Grèce n’a pas été encore signée et que la légende de Constantin et Doruntine, si importante dans son œuvre, était chantée par la mère du cinéaste pour l’endormir. Quant à Patrick Modiano, qu’il croise au Luxembourg, Kadaré considère que leur réserve mutuelle les conduira à se retrouver au café en… 2036.
À propos de cafés, justement, l’écrivain évoque une entreprise hasardeuse qui lui valut ses premiers ennuis avec la censure en 1962. À la suite de l’« enseignement » du métier d’écrivain réaliste socialiste, dispensé à l’Institut Gorki de Moscou, il est en proie à des doutes quant à sa vocation. Il s’efforce alors d’écrire, en quelques mois, un roman qui a pour thème la jeunesse désœuvrée d’une ville de province albanaise. Le roman n’est pas publiable mais Kadaré, revenu à Tirana après la rupture albano-soviétique, va en extraire une quarantaine de pages qui figureront dans une revue sous le titre imprudent de Jours de beuverie. Le texte est alors condamné : « C’était la première fois que je tombais sous le coup d’une interdiction, ce qui ne m’empêchait nullement d’en saisir la terrible portée », déclare l’écrivain.
Les cafés ne portent pas forcément chance. Ainsi celui de Gjirokastër, ville natale de l’artiste, dans lequel Kadaré, élève de troisième, entre pour la première fois avec ses amis à qui il offre un verre de cognac albanais pour fêter ses premiers honoraires de poète. Malheureusement, les pères sont présents et s’interrogent sur la nature de ces agapes et l’origine des fonds. Plus tard, à Tirana, Kadaré, flanqué d’un ami, essaiera de pénétrer dans le café de l’hôtel Dajti réservé aux étrangers et bien pourvu en mouchards des services secrets. Ils détaleront vite… Quant à Moscou, en 1958, les cafés sont rares et l’on y boit du thé.
Kadaré effectue un rapprochement entre la vie intense des cafés parisiens, berlinois ou viennois des années 1920-1930 et la volonté de Staline, peut-être conseillé par Maxime Gorki, de fonder un village d’écrivains, entouré de bouleaux, non loin de Moscou. Ce sera Peredelkino, entre vie de bohème et surveillance policière. À Tirana, dès 1945, les cafés se raréfient : « Dans la stérilité de cette nouvelle atmosphère, savoir que les femmes ou les jeunes filles de la capitale non seulement s’installaient librement dans les cafés de Tirana, mais se permettaient même d’y commander un cognac, avait toute chance de constituer pour le dictateur une information aussi alarmante qu’un débarquement des forces de l’Otan ». Pourtant, dans cet ouvrage, Kadaré évoque les femmes écrivains et s’interroge sur le rôle de Mme Homère dans l’œuvre de son illustre époux ! Il portraiture également des figures qui l’ont impressionné : un poète en déshérence, Fred Rreshpja qui connaît des déboires, aussi bien sous le régime communiste que sous le capitalisme sauvage, et le baron Groult, grand seigneur de style « Old England », étonnamment « tombé amoureux d’un pays aussi inconnu que malfamé, qui, hormis des soucis, ne rapporte rien d’autre », l’Albanie.
L’écrivain s’interroge aussi sur les allées et venues de son pays entre Orient et Occident, ainsi que sur le voisinage difficile avec certains responsables serbes qui mettent en cause son européanité. Il ne manque pas d’évoquer, dans les déboires historiques de son pays, un fait trop mal connu qui condamne un peu plus le régime albanais totalitaire. Alors que le dictateur, Enver Hoxha, était mort et que le pays s’enfonçait dans la misère, un miracle eût pu se produire. L’Allemagne de l’Ouest, en effet, propose en 1985 une aide substantielle dans laquelle Kadaré voit « une répétition générale » de la réunification des deux Allemagnes. Franz Josef Strauss, le Bavarois, s’attache à l’Albanie et expose des projets précis et réalistes. « Tout semble conçu par quelque agent divin. L’Albanie serait le premier pays à être remorqué par l‘Occident […] Tout lui est favorable. Hormis ceci : le politburo de ce pays. » L’écrivain analyse alors le lamentable procès-verbal de cette institution et constate qu’un de ses membres suggère que l’Allemagne doit avoir « un souci » qu’elle tenterait d’effacer en se servant de l’Albanie ! Un autre affirme que l’obtention d’une telle aide (peut-être un milliard de dollars) « finira par se savoir »… Le pouvoir albanais ne donne donc pas suite et, quelques années plus tard, la rage de fuir et les destructions dans ce pays exsangue feront les gros titres des journaux de la presse internationale.
Dans les dernières pages du livre, un autre procès-verbal, daté de septembre 1982, recueille les « aveux » de Llambi Ziçishti, ministre de la Santé, ancien partisan et chirurgien, qui sera fusillé l’année suivante. Il met gravement en cause Kadaré qu’il associe au pseudo complot du « groupe subversif » de Mehmet Shehu. Cet ancien Premier ministre, assassiné ou contraint au suicide, avait recruté l’écrivain, déclare-t-il, afin « d’attenter à la ligne du Parti » et produire une littérature hostile au réalisme socialiste. On peut s’interroger sur les intentions qui présidaient à la rédaction d’un tel document. Ce n’est donc pas un hasard si Kadaré consacre un long passage à Macbeth, œuvre qui n’a jamais cessé de le fasciner. Il se souvient de son enfance et de la déception qu’il ressentit en comparant la pièce de Shakespeare au roman de Gorki, La Mère, personnage dont la bonté n’était même pas « un masque recouvrant des abominations soigneusement dissimulées ». Toutefois, le communisme saura réactiver la tragédie, en modifiant parfois le scénario. Ainsi, Duncan-Mao fera assassiner Macbeth-Lin Biao. Dans son café parisien, Kadaré parvient, un jour, à localiser « le cœur du diamant » dans le vers qu’il médite longuement. Des coups sont frappés à la porte de Duncan poignardé, et Macbeth s’écrit « Frappe, éveille Duncan ! Ah, si tu le pouvais ! ». Il s’agit de la manifestation du remords, qui n’est pas à la portée de tous.