À travers Hermine Blanche et autres nouvelles, Noëlle Revaz nous emporte en vingt-neuf nouvelles au creux de multiples voix et de vies entremêlées, femmes, hommes, enfants, vieillards. Dans une langue à la fois directe et labile, boiteuse et maîtrisée, l’auteure nous emmène dans les plus infimes méandres de ces corps et de leurs intériorités, là où l’on rencontre d’autres territoires, ceux des animaux, des bêtes, des rêves, des fous, des ogres… De ces rencontres naît une impression à peine esquissée d’étrangeté irrésolue et de léger mystère qui laissent place aux interprétations diverses, et rend aux personnages de papier toute leur liberté.
Noëlle Revaz, Hermine Blanche et autres nouvelles. Gallimard, 273 p., 18 €
Dans une maison bleue, recouverte de lierre et d’escargots, Mme Morceau, directrice d’un orphelinat, décide un jour de grève de partir avec son mari pour « parlementer avec le corps des maîtresses », et de laisser les enfants grandir seuls. Dans une maison bleue, monsieur et madame Morceau abandonnent les enfants. Leur présence s’évanouit soudain, faisant place à leur seule voix, leur parole fantomatique au bout du téléphone, leur discours au bout du fil englobant la solitude des enfants soudain laissés seuls au réfectoire, soudain laissés seuls au dortoir. Tout à coup, derrière le lierre et les escargots de la maison bleue, les adultes de l’orphelinat prennent leur distance, et, peu à peu, leurs voix mêmes ne se font plus entendre. Il n’y a plus que les mots écrits, les fax qui soulignent et fixent au loin leur distance et leur absence, le vide, et soudain les enfants ont l’impression de s’envoler sans que personne les tienne, ou les retienne, comme, disent-ils, « un corps qui doit se départager ».
« Les enfants » inaugure le recueil magistral de nouvelles de Noëlle Revaz. Histoire, entre mille autres, d’un abandon, d’un renoncement forcé à l’enfance, et d’une émancipation, cette nouvelle installe avec force toute la singularité d’une écriture et d’un imaginaire. C’est un envol qui annonce l’éclatement d’un groupe, ce « corps qui doit se départager », mouvement que l’auteur scrute dans presque toutes ces nouvelles. Dans « L’amour à la cité », Noëlle Revaz donne voix à une amie d’Anita qui, lors de l’été caniculaire de 2003, partage sa chambre à la Cité universitaire. Toutes fenêtres ouvertes, les deux amies entendent chaque soir les mêmes cris de femme, de douleur ou de plaisir, elles hésitent. Les deux amies se perdent de vue, se retrouvent quelques années plus tard, élucident le mystère, mais ne parviennent pas à se retrouver vraiment. L’histoire semble simple et légère, racontée à travers la voix douce de l’amie d’Anita au style direct. On y sent pourtant toute l’intensité d’un moment empreint d’amour, où les corps se partagent : « Dans un silence inhabituel les corps baignés de transpiration dans les petits studio-cuisine reposaient les uns encore plus près des autres. Les bruits des voisins dans ces nuits semblaient provenir de chez nous ». L’attention de Noëlle Revaz aux petits détails sensibles qui s’entremêlent (ici les bruits mêlés à l’humidité des corps) ravive toute la tension d’une amitié et toute la particularité d’un moment où l’intime s’affranchit du seul dedans, où il se partage et se dit : « J’étais dégoûtée et troublée. Anita disait qu’elle, en tout cas, ne crierait jamais comme ça. Elle trouvait que c’était vulgaire. […] C’était l’été où nous étions proches, mais dans les mois qui suivirent je déménageai pour aller étudier à Bologne ». La fin de cette nouvelle, triste et drôle à la fois, explore à son tour l’amour et la distance prise entre deux adultes, leurs envols respectifs, leurs corps, qui une fois encore se départagent.
Pour départager un peu mieux encore les corps, rendre à chacun sa singularité sensible et sa liberté, et sans pour autant les séparer les uns des autres, Noëlle Revaz épouse la voix de ses personnages. Elle s’y mêle et s’y confond dans une continuité étonnante. Si ce sont des voix et des langues d’enfants qui ouvrent et ferment le recueil à partir de la nouvelle inaugurale « Les enfants » jusqu’à « Mes Nuits au ciel », ce ne sont pas du tout les mêmes, et les voix de vieillards, de femmes ou d’hommes, de professeurs, d’ouvriers ou d’artistes, ne se ressemblent jamais. L’auteur sait reproduire les boitements de chaque langue, comme dans « Première », où Cheb et le narrateur observent sur un port deux femmes, une brune et une blonde, attirantes et terrifiantes à la fois : « Si elle nous regardait dans les yeux, ou bien si elle nous venait près, Cheb dit que ça serait comme de vivre une vie qui serait pas la nôtre, et puis que d’ailleurs on s’en fout parce que sûrement elle est bête, et on va regarder les lignes que les vieux jettent au bord, juste là où le vent pousse du sale et les ventres pourris des poissons ». La langue de Cheb et de son ami dit tout l’éclat des corps, la violence de leurs attirances, mais aussi l’ambiguïté de ce moment, leur incertitude, leur attention au paysage et à ses détails. Aussi, la superposition au présent, au discours direct, de leurs voix avec celles d’autres hommes crée une polyphonie étourdissante : « Et le soutien-gorge, t’as vu, je fais à Cheb qui dit qu’on se calme à présent […] et : C’est qui ces deux, on entend qu’elle demande la blonde et le gros chef qui répond que ces des mômes juste, mais d’un coup ça nous encourage et Cheb il se penche en faisant : Bonsoir, alors chapeau ». Ces assemblages de paroles ne paraissent jamais forcés ou factices. Grâce à la forme courte de la nouvelle dans laquelle se maintient une forme d’indécidabilité du sens, grâce encore à la précision d’une l’écriture toute en nuances et en variations, Noëlle Revaz échappe au simple exercice de style.
Le monologue à plusieurs voix, « Quand mamie », litanie tragicomique hantée par la mort d’une grand-mère, est à cet égard saisissant. Noyés sous la répétition de « Quand mamie », on en vient à ne plus savoir si cette grand-mère est vivante ou morte, si sa mort libère ou anéantit, et c’est la voix qui semble seule exister à travers cette persistance, dans une intensité rare. Noëlle Revaz invente véritablement une autre langue, sa langue qui sait si bien épouser celle des autres, d’autres hommes, mais aussi d’autres animaux. On pense à l’hermine blanche, au teckel, à l’écureuil, au chat, aux petites poules qui traversent ces nouvelles, les habitent, de leur présence étrange et familière, de leur langue à eux que les hommes cherchent à connaître, et, sans doute, à incarner, à incorporer.