Il y a bientôt vingt ans, le 17 mai 1997, une armée rebelle venue de l’est entrait dans Kinshasa, la capitale du pays alors nommé Zaïre. Le président Joseph-Désiré Mobutu, qui s’était lui-même rebaptisé Mobutu Sese Seko, partait en exil au Maroc où il mourrait d’un cancer quatre mois plus tard. Depuis, le Zaïre s’appelle la République démocratique du Congo (RDC) et les restes de Mobutu reposent dans le cimetière de Rabat. Son successeur, le chef des rebelles Laurent-Désiré Kabila, assassiné en 2001, a laissé le pouvoir à son fils, Joseph Kabila, le président actuel. Du côté des livres, aucune biographie digne de ce nom n’est encore revenue sur la trajectoire intellectuelle et politique d’un homme qui, à force de mettre en scène son propre pouvoir pendant trente-deux ans de règne, est parvenu à effacer sa propre complexité et son rôle dans l’histoire.
Jean-Pierre Langellier, Mobutu. Perrin, 431 p., 24 €
Arrivé à la tête de la jeune République du Congo-Kinshasa par un coup d’État en 1965, Mobutu a été la figure tutélaire de ces autocrates africains installés dans la foulée des indépendances et soutenus par les anciennes puissances coloniales – la Belgique, dans le cas du Congo. Il faut lire les romans de Sony Labou Tansi, La vie et demie (Seuil, 1979) ou L’anté-peuple (Seuil, 1983), qui nous font saisir, de façon visionnaire et détournée, la réalité effroyable mais complexe du Zaïre. Ce système politique, aux structures coloniales déguisées par « l’authenticité africaine » promue par Mobutu et aux inventions propres gommées par son omniprésence, était à tel point fondé sur la corruption et l’arbitraire qu’il devint un exemple type de la prédation par l’État des ressources publiques, des destins individuels comme de toute idée de bien commun. Sony Labou Tansi fit de cette violence totale un paradigme, une métaphore du monde dont le poème devait nous extraire ; il n’était toutefois pas si éloigné du regard des chercheurs lorsqu’il intitula L’État honteux la version abrégée du roman où intervenait Martillimi Lopez, dictateur mégalomane aussi cruel et extravagant que son possible modèle [1].
Mobutu a malheureusement laissé derrière lui le fantôme de sa propre caricature : un Ubu roi des tropiques, satrape noir à toque de léopard, sceptre en bois et lunettes d’écailles, bouffon grotesque rappelant les spectaculaires « nègres » dont les Blancs s’amusaient autrefois en les voyant faire des claquettes ou, du temps des expositions coloniales, exposer leur corps étrange. Image qu’il voulait bien donner de lui-même, car Mobutu, stratège politique et observateur perspicace, prenait au piège de ses facéties de comédien le regard étranger, en particulier européen. Nombre de ceux qui l’ont visité, observé ou commenté diffusèrent sans se faire prier le folklore du « Léopard », soit par fascination, soit par mépris. Mobutu fut un comédien génial, capable de dissoudre sa personne dans son rôle ; mais aussi très mauvais acteur, incapable de faire voir autre chose que ses lubies égocentriques. Il fut tout à la fois, la personne et le personnage en même temps, le pouvoir et sa représentation, ridicule et grandiose dans le miroir qu’il se tendait à lui-même, à l’image de Richard III dans Shakespeare : un monstre, au sens propre du terme.
La biographie de Jean-Pierre Langellier, ancien journaliste du Monde, arrivait donc au bon moment pour déconstruire l’artéfact Mobutu – quitte à reconnaître, pourquoi pas, que sa personne fut moins intéressante que son époque ou son pays. Disons-le sans tarder : ce n’est pas ce livre-ci qui nous aidera à comprendre comment l’histoire a traversé une vie commencée en 1930 à Lisala, au Congo belge. Ces quatre cents pages, écrites vite et en gros caractères, font un résumé convenu de maigres lectures. Difficile de faire autrement, la bibliographie concernant Mobutu et le Zaïre étant bien pauvre [2] et, surtout, le biographe ne voulant pas enquêter : vraisemblablement, Jean-Pierre Langellier n’a pas pris la peine de se rendre au Congo, ni d’interroger d’autres témoins que d’anciens ambassadeurs. Les proches de Mobutu ainsi que de nombreuses figures de l’ancien régime sont pourtant vivants, tandis que quantité de fonds d’archives en République démocratique du Congo et à l’étranger sont au moins à consulter. Basé sur des sources de deuxième voire de troisième main, le livre ne répond à aucun questionnement de fond et, par conséquent, n’a aucune ligne directrice. Dommage pour la biographie d’une des figures politiques majeures du XXe siècle, parangon du pouvoir postcolonial absolu, rouage central de la guerre froide et naufrageur du deuxième plus vaste pays d’Afrique.
La vie du « nihiliste majeur de l’Afrique », ainsi que l’appela dans un texte pertinent de 1981 l’écrivain V. S. Naipaul [3], a pourtant de quoi intriguer. Quelle a été cette vie ? Non pas les épisodes plus ou moins connus et vus de loin d’un règne, mais l’itinéraire social et local, scruté au plus près, du fils de Marie-Madeleine Yemo et d’Albéric Gbemani, cette mère placée auprès d’un chef « coutumier » et ce père cuisinier pour un magistrat colonial, à une époque où le Congo belge, système d’apartheid qui ne disait pas son nom, n’offrait de possibilités d’ascension sociale qu’à une poignée de Noirs appelés « évolués ». Comment s’est déroulé précisément le cheminement du journaliste Mobutu, contributeur de L’Avenir colonial belge et des Actualités africaines ? Puis du soldat promu maréchal au sein de l’armée coloniale, et de l’homme de renseignement rôdé aux techniques d’information ? Enfin, on aimerait savoir comment gouvernait, au jour le jour et pendant une époque allant de la Seconde Guerre mondiale à la chute de l’URSS, le fondateur du parti unique, qui élimina un à un ses concurrents tout en bâtissant l’État, avant de le mettre en pièces.
On connaît mal, par exemple, l’histoire de l’administration ou de l’armée congolaise, que Mobutu contribua grandement à structurer en unifiant des provinces éloignées les unes des autres et où l’on parlait différentes langues ; de même, peu de choses éclairent ses relations diplomatiques. Encore faudrait-il, pour en savoir un peu plus, aller au-delà du folklore, considérer Mobutu comme un homme de son temps et admettre de la complexité dans une vie qui, lorsqu’on la prend pour un spectacle, apparaît si claire, sans ruptures ni contradictions. Ainsi, V. S. Naipaul écrivait encore : « Le mobutisme est si bien enveloppé dans la gloire de la royauté de Mobutu […], et si parfaites sont les paroles du roi, qui se proclame l’ami des pauvres et, comme fils de cuisinier, homme du « petit peuple », que toutes les contradictions de l’Afrique semblent désormais résolues et qu’apparemment un nouveau pouvoir en est sorti. […] Ainsi le mobutisme rend simples le monde, la notion de responsabilité et l’État, et il rend simples les gens ».
Ces questions sont importantes pour les Congolais, parmi lesquels le passé zaïrois est profondément refoulé, ou bien confondu avec le présent, quand il n’est pas idéalisé à l’extrême. Leur langue, leurs récits et leurs plaisanteries font aujourd’hui mille références au temps de Mobutu. Après trente-deux ans d’omniprésence du « Maréchal » et de son système, un pays entier a dû s’adapter à son absence et à l’impression de ne voir l’État nulle part. Les habitants de ce pays gigantesque aux multiples peuples étaient devenus des Zaïrois, notamment en changeant de nom, au moment de la « zaïrianisation » qui consistait à écarter toute référence aux Européens ; tout aussi soudainement, ils ont été confrontés à leurs identités plurielles, tout en partageant une même histoire. À Kinshasa, rien ne rappelle officiellement celui sous le joug et sous le regard de qui deux générations ont grandi et vécu ; aucun travail de mémoire ni de justice n’a été accompli sur les crimes commis entre 1965 et 1997. Seuls des infrastructures délabrées, des palais abandonnés et des vestiges industriels signalent ses traces. L’entretien de ce silence et l’absence d’une analyse critique font de nouveau de Mobutu une spécificité congolaise, une bizarrerie de l’histoire, un exotisme supplémentaire, qui brouille le regard et alimente mythes et fantasmes, là où ce pays, à l’image de son dirigeant, serait à étudier en tant que tel et, partant, « comme les autres ». Comprendre comment cet homme a gouverné d’autres hommes, et pourquoi leur vie dépendit à ce point de la sienne, serait une occasion de savoir ce qui leur est arrivé, à eux et aux Africains au XXe siècle.
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L’État honteux, Seuil, 1981. La version complète, Machin la Hernie, a été publiée par les éditions Revue Noire en 2005.
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On peut signaler les livres parus en 1992 de Colette Braeckman (Le dinosaure : Le Zaïre de Mobutu, Fayard) et de Jean-Claude Willame (L’automne d’un despotisme : Pouvoir, argent et désobéissance dans le Zaïre des années 1980, Karthala), ainsi que celui de Jules Chomé, L’ascension de Mobutu (Maspero, 1979).
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V. S. Naipaul, « Un nouveau roi pour le Congo », Le Débat, 1981/1, n° 8, pp. 22-49. Repris dans Le retour d’Eva Perón et autres reportages, 10/18, 1989.