C’est à un retour sur un « continent disparu » que nous invite le journaliste québécois Louis-Bernard Robitaille avec ses notes de voyage en Europe de l’Est prises dans les années 1970. Ce recueil des clichés de l’époque, qui nous renvoie à nos représentations d’alors, devrait amuser ces sociétés « libérées » du communisme, aujourd’hui aux prises avec le populisme, l’autoritarisme et la lutte contre la corruption. Pas de quoi susciter pour autant de la nostalgie, juste un peu d’ostalgie. Ce sera ici l’occasion de rappeler ce qui distingue ces deux sentiments.
Louis-Bernard Robitaille, Bouffées d’ostalgie : Fragments d’un continent disparu. Noir sur Blanc, 139 p., 14 €
En 1843, le marquis de Custine écrivait que pour connaître un pays il fallait y résider quinze jours ou quinze ans. Le succès que connurent ses Lettres de Russie, constamment rééditées en Occident et circulant sous le manteau en Union soviétique, ont confirmé la pertinence, à défaut de la justesse, de sa remarque. À l’instar de Custine, dont la brièveté du voyage en Russie ne lui avait permis que de livrer des impressions hâtives, Louis-Bernard Robitaille se déplaça entre Berlin [Est] et Tbilissi à grandes enjambées. Forcément superficielles, ses impressions correspondaient cependant à ce qu’on voulait entendre sur le continent soviétique. On ne saurait le lui reprocher. La majorité des soviétologues de l’époque n’avaient pas vu mieux que lui et, contrairement à lui, pour la plupart ils s’évitaient le déplacement. Les hôtels étaient inconfortables, il y avait des micros partout, les gens étaient tristes et tout y était gris.
Pour ébranler notre imaginaire occidental, il ne fallait peut-être pas quinze ans, mais assurément plus de quinze jours. C’est à cette condition qu’on peut aujourd’hui comprendre cet étrange phénomène de l’ostalgie. À l’évidence, et quoique son livre s’ouvre sur sa définition, Louis-Bernard Robitaille n’aide pas à le comprendre, ce serait même plutôt le contraire. À moins qu’il n’éprouve lui-même, comme il l’avoue d’ailleurs, un peu de nostalgie pour ce petit frisson que ressentait tout Occidental après avoir franchi le mur de Berlin. Seulement, la nostalgie n’est pas l’ostalgie ; en un sens, elle serait même son opposé.
« L’ostalgie (die Ostalgie en allemand), nous apprend Wikipedia, [est formée] depuis les mots Ost (Est) et Nostalgie, et désigne les regards en arrière sur des éléments de la vie de tous les jours dans l’ancienne République démocratique allemande. La notion est utilisée pour elle-même sans connotation positive ou négative. » Localisée par Wikipedia dans l’ex-RDA, l’ostalgie existe en réalité dans toutes les sociétés anciennement communistes. Sur une échelle graduée comme celle de Richter jusqu’à 9, on pourrait cependant (à vue de nez) situer la Pologne au point le plus bas et la RDA au point 9. Mais on en trouve même des traces dans ces éprouvants témoignages rassemblés par Svetlana Alexievitch dans La fin de l’homme rouge. C’est tout dire. On chuchotait dans les cuisines, mais on y était au chaud, on avait l’essentiel, un travail, un toit et surtout la paix, un facteur décisif pour les générations qui avaient connu la guerre. Même la pénurie avait son « bon » côté : elle entretenait la solidarité. L’économie du manque incite à resserrer le lien social. On ne se fâche pas avec ses voisins.
Passées les purges et bourrasques des années 1950, dans les pays centre-européens, l’élévation du niveau de vie avait même permis l’apparition d’une mentalité petite-bourgeoise de recherche du bien-être personnel que Vaclav Havel sut si bien rendre dans son théâtre (rappelons-nous Audience et Vernissage, pièces jouées en Occident en 1975) et qui, comme partout, éloignait de toute préoccupation politique. On peut appeler cela de la résignation. C’était aussi un accommodement avec le régime que ceux qui ont vu tomber le Mur ont encore en mémoire.
Mais si le phénomène d’ostalgie est plus fort dans l’ex-RDA qu’ailleurs, c’est pour deux raisons. La première est, comme le dit son informateur à Louis-Bernard Robitaille, l’attachement à l’idéal (pas forcément à sa mise en pratique) communiste qui y fut plus fort qu’ailleurs ; la seconde renvoie aux conditions du libéralisme économique qui y furent imposées de l’extérieur et de façon brutale par une Allemagne de l’Ouest entre les mains de laquelle la victoire était tombée sans qu’elle eût à combattre. Menée « à la hussarde » comme on a pu le dire, la réunification se fit au rythme d’une RFA dont les élites (et les historiens à leur remorque, sauf exceptions) délégitimèrent en bloc l’expérience communiste. Du jour au lendemain, les Allemands de l’Est apprirent que leurs diplômes, leurs qualifications professionnelles et toutes leurs réalisations dans quelque domaine que ce fût, n’avaient aucune valeur, en bref qu’ils avaient vécu jusque-là pour rien. Cette rupture dans la continuité de leur identité, accentuée par le délitement de l’ancien lien social dans le monde de la concurrence et du chacun pour soi (die Ellenbogengesellschaft) engendra l’ostalgie, ce regard tourné vers un passé où la vie avait un sens. Un sentiment à distinguer d’une quelconque nostalgie pour la part sombre d’un régime où la liberté de parole et de voyage n’existait pas, où l’on se sentait sous surveillance – sans parler de la crainte de la répression qui pouvait s’exercer à l’encontre de ceux « qui pensaient autrement ».
Un mot revenait souvent en RDA au cours de ses dernières années d’existence, celui de « Geborgenheit », le sentiment de sécurité qu’offrait, à l’image du cocon familial, la politique sociale est-allemande et qui prit fin brutalement. On peut y voir la racine de l’ostalgie, qu’une sorte de fierté, en réaction à la dévaluation de l’expérience d’un communisme à l’allemande, stimulerait également. Pour autant qu’elle existe, la nostalgie des uns n’a donc rien à voir avec l’ostalgie des autres.