« Au commencement il y a Paul Nougé », écrit Marcel Mariën en ouverture de L’activité surréaliste en Belgique, Marcel Mariën qui le premier se donna la peine de publier l’œuvre laissée à l’abandon de celui que ses proches considéraient, malgré ses réticences à accepter et à utiliser le mot « surréalisme », comme « le maître à penser indiscutable et indiscuté du groupe surréaliste de Bruxelles ». Francis Ponge, toujours cité quand il est question de Nougé, voit en lui « non seulement la tête la plus forte (longtemps couplée avec Magritte) du surréalisme en Belgique, mais l’une des plus fortes de ce temps ». Paulhan saluait pour sa part sa « grande rigueur d’esprit ».
Paul Nougé, Au palais des images les spectres sont rois. Édition établie et annotée par Geneviève Michel sous la direction de Gérard Berréby. Allia, 792 p., 35 €
Pourtant, personne ou presque, hors de Belgique, ne connait Nougé. Aucun éditeur français ne s’est intéressé à lui. Après sa mort, en 1967, il aura fallu attendre cinquante ans pour que Gérard Berréby – qui avait déjà mis au catalogue de ses éditions Allia la dernière revue «surréaliste » belge, Les Lèvres nues, de Marcel Mariën, où Nougé est présent à chaque numéro – se décide à combler une lacune qui commençait à faire tache, en réunissant sous le titre mystérieux de Au palais des images les spectres sont rois l’intégralité des Écrits anthumes de celui qui a été, avec Mariën, le principal passeur de témoin entre surréalisme et situationnisme.
Sept cent quatre-vingt-douze pages, cela a l’air de faire beaucoup, surtout pour un homme qui toute sa vie a choisi de s’effacer et ne s’est jamais soucié d’être publié. Cela ne représente finalement qu’une moyenne de vingt pages par année d’écriture, de 1922 à 1967, si ce genre de comptes a un sens. Le mieux est d’aller y voir de près, et même de très près : « Lorsqu’il s’agit de Nougé, la moindre virgule compte, à partir de quoi l’univers peut basculer », admirait Tom Gutt, l’un des premiers éditeurs des inédits publiés après sa mort.
L’édition extrêmement minutieuse dirigée par Gérard Berréby se veut totalement impartiale. Pas de préface. Rien pour souligner « l’importance » de Nougé en prétendant le « mettre à sa place », mais une stricte « note d’édition », un court mode d’emploi où le nom de Magritte – responsable d’avoir trop longtemps occulté celui de Nougé – n’apparait pas. Le mot « surréalisme » non plus. En 1945, Nougé écrit : « Exégètes, pour y voir clair, RAYEZ le mot surréalisme. »
L’édition est établie par Geneviève Michel, auteur d’une thèse remarquable, Paul Nougé : La poésie au cœur de la révolution. Selon elle, « Nougé recherche une action profonde de la poésie sur la société » et croit au pouvoir de subversion des mots, des images et même de la musique, avec l’espoir – utopique – qu’un jour tous les murs s’effondreront sous leurs coups. Mais ses analyses du travail de sape de Nougé et de ces véritables machines de guerre que sont, par exemple, ses préfaces aux premières expositions de Magritte n’ont pas leur place ici : aucune note critique sur les textes, rien qui ressemble à une appréciation et encore moins à une explication n’est indispensable à qui va les lire. Suffisent les informations strictement nécessaires à leur chronologie : les dates de l’écriture et de la première publication.
Gérard Berréby s’en explique.
Pourquoi un éditeur décide-t-il de se lancer dans une entreprise aussi considérable – près de 800 pages –, aussi exigeante et aussi aventureuse que celle de la publication des Écrits anthumes d’un personnage aussi peu connu en France que Paul Nougé ?
Par pure folie et fascination. Et, pour reprendre les termes de l’auteur : « Il ne s’agit pas d’un choix, en fait, mais bien d’obéir à une implacable nécessité. »
Loin de l’industrie éditoriale, qui n’est autre que l’industrie du frisson avec ses études de faisabilité et ses business plans, c’est dans des zones non officielles que se font les autres projets. Nougé est « l’une des figures les plus symptomatiques et les plus irrécupérables de l’histoire littéraire belge », disait Francis Ponge. Et il ajoutait : « De Paul Nougé – non seulement la tête la plus forte (longtemps couplée avec Magritte) du surréalisme en Belgique, mais l’une des plus fortes de ce temps – que dirais-je encore ? Sinon (mais c’est toujours, bien sur, la même chose) qu’on ne saurait mieux la définir – cette tête – que par les propriétés et vertus du quartz lydien, c’est-à-dire comme une sorte de pierre de basaltique, noire, très dure, et dont ce qui est du bas or craint la touche. »
Paul Nougé, éclipsé par sa propre volonté mais aussi en partie, selon moi, à cause de la figure de René Magritte, est trop peu connu et reconnu. Il nous fallait le faire découvrir et le donner à lire.
Quelle a été votre priorité en établissant ce livre ?
Donner à lire la totalité des écrits anthumes de Paul Nougé de manière chronologique. Les notes établies par Geneviève Michel précisent systématiquement la revue concernée, le lieu et la date de publication.
Quelle place Nougé occupe-t-il dans l’histoire du surréalisme ?
Il est, selon moi, le pionnier du surréalisme en Belgique et sa forte tête. Mais, si l’on en croit le témoignage de Marcel Mariën, le surréalisme belge a-t-il vraiment existé ? « On se rencontrait par hasard », écrivait-il, « on nous a affublés de ce nom, on ne s’en est pas trop défendu […]. Le surréalisme belge n’existe pas. C’est après coup qu’on a fait du surréalisme un courant de la littérature belge alors que ça n’a rien de commun, de même que Magritte n’a rien de commun avec l’art belge. À commencer parce que ce n’est pas de l’art ! L’histoire du surréalisme a été inventée après coup. En réalité, c’était un groupe de gens désespérés, ne sachant que faire, n’ayant aucun plan, aucun projet. Tout était improvisé. À Paris, c’était peut-être plus organisé parce qu’au moins ils se rencontraient dans un bistrot… Mais ici, à part Magritte, personne ne foutait grand-chose. Scutenaire ne montrait rien. Nougé ne publiait rien. Moi, je suis un peu un phénomène parce que je me suis mis à faire systématiquement de la publication ».
Êtes-vous certain qu’il faille prendre à la lettre ces affirmations d’un homme qui a tout de même passé sa vie à réunir tous les documents possibles sur l’activité surréaliste en Belgique, d’un homme qui, à l’exemple de Nougé, multipliait les provocations et n’hésitait pas à prêcher le faux : « ça fait partie du système » ?
Il y a un fond de vrai dans la facétie et la provocation.
Il ne faut pas oublier non plus que Nougé s’est prononcé, le premier peut-être, pour l’abandon du mot « surréalisme ». Mais de quoi est fait ce livre ?
Ce livre contient l’ensemble des écrits de Paul Nougé publiés de son vivant, un foisonnement extrêmement riche et varié – tracts, aphorismes, fragments, détournements, manifestes, notes, slogans, écrits sur l’art, la musique, la conjugaison, textes érotiques, même un jeu de cartes et bien sûr l’œuvre poétique qui est peut-être la part la plus importante, une mine d’inventivité et de découvertes, un véritable laboratoire expérimental. Le premier texte date de 1922, alors que Paul Nougé a vingt-sept ans, et le dernier de l’année de sa mort, en 1967. L’ouvrage est également illustré de photographies et de documents d’époque.
En dehors de la réédition de la première série des Lèvres nues, la revue de Marcel Mariën où Nougé est présent pratiquement à chaque numéro, qu’aviez-vous auparavant publié de Nougé ?
Je n’avais encore rien entrepris concernant l’œuvre de Paul Nougé, hormis la publication en fac-similé des Lèvres nues en 1995.
Nougé est un personnage complexe, imposant et secret. Un véritable monument. Pour vous, qui est-il essentiellement ? Un poète ? un révolutionnaire ? un théoricien ? une éminence grise ?
Il est tout cela à la fois et bien plus. À dix-neuf ans, il a participé à la fondation du Parti communiste en Belgique. Quelques années plus tard, il rencontre André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard et défend René Magritte qui expose pour la toute première fois. Il collabore au surréalisme international puis s’en détache. Il avait un goût de l’insurrection, de la révolution, de l’irrévérence. Il a poussé le surréalisme à l’extrême en cherchant la « néantisation » de sa propre œuvre. « Les idées n’ont pas d’odeur », écrivait-il.
Et que sait-on de l’homme ?
Discret, excentrique et talentueux. Marcel Lecomte disait de lui qu’il est une sorte de Monsieur Teste. Une intelligence valérienne mêlée à un goût de la puissance et une croyance en la vertu décisive de la révolution le caractérisaient. Dès l’origine, il a considéré la notion d’intelligence comme un moyen d’explosion. Nougé lui-même jugeait assez faible l’influence qu’avait pu avoir sur lui Lautréamont. Il partageait avec Paul Valéry, dans Monsieur Teste et dans toute son œuvre, un dédain de la littérature pour la littérature. Il condamnait l’art pour l’art. Pourquoi écrivait-il ? Non par faiblesse comme pouvait le dire Valéry, mais plutôt, comme Valéry l’affirmait aussi, pour charmer, influencer, agir sur les lecteurs. Il cherchait avant tout à sauvegarder sa liberté, entendue, dans l’esprit surréaliste, comme une révolte. Travaillant comme chimiste dans un laboratoire, il avait pris l’habitude de fabriquer des objets en verre qu’il envoyait à ses amis et connaissances. Par exemple, à André Gide, une sangsue dans un bocal ! Il avait un sens de la formule et de la subversion quasi inégalé. Ses écrits poétiques, dont Bonne volonté, sont d’une beauté inouïe.
Il est aussi à l’origine de textes théoriques. Je pense par exemple à La conférence de Charleroi, essai dans lequel il cherche à dégager les enjeux de l’art et de la musique en particulier ou encore ses Notes sur la poésie, ou Action immédiate, texte sur l’action et l’inaction révolutionnaire, signé Magritte, Mesens, Nougé, Scutenaire et Souris, où la part de Nougé est prépondérante.
Mais le contenu de son activité de critique au sens premier du terme, souligne André Souris, n’était en aucune manière lié aux circonstances. Il se considérait comme en dehors du temps. Rejetant l’art comme un divertissement au sens pascalien, il lui semblait nécessaire de recommencer à zéro. Il lui paraissait beaucoup plus important de connaître les mécanismes de la création que de s’y livrer instinctivement.
Pourquoi Paul Nougé n’a-t-il pas été davantage reconnu, pourquoi a-t-il été si peu publié de son vivant ? Est-ce que tout peut s’expliquer par son attitude de retrait systématique ?
Paul Nougé a pleinement assumé la responsabilité de cet état de fait. N’écrivait-il pas : « il nous est impossible de tenir l’activité littéraire pour une activité digne de remplir à elle seule notre vie, ou plus exactement, elle nous paraît être un moyen insuffisant pour épuiser à lui seul cette somme de possibilités que nous espérons mettre en jeu avant de disparaître » ? « Ma vie n’a été qu’une expérience continue », aimait-il d’ailleurs à dire.
La sentence qu’il avait adressée à André Breton – en mars 1929, ce qui est très tôt – ne saurait être plus claire : « J’aimerais assez que ceux d’entre nous dont le nom commence à marquer un peu, l’effacent. »
En nuisant volontairement à la Littérature au sens d’œuvre littéraire, il a, de manière délibérée, poussé le surréalisme jusqu’à ses limites. Son refus d’être étiqueté en tant qu’écrivain tient, effectivement, à une volonté de retrait de sa part. Son action, qu’elle soit révolutionnaire, subversive ou polémiste, se faisait par ses écrits et non par sa personne ou par un culte de la figure de l’écrivain. C’est en quelque sorte contre sa volonté que nous publions son œuvre !
Du vivant de Nougé, Mariën avait fait très exactement la même chose ! Comment se présentait son œuvre quand vous avez pris la décision de tout éditer ? Confidentielle ? introuvable ? recherchée ?
Elle était à la fois confidentielle – seulement connue de quelques aficionados du surréalisme belge –, partiellement publique grâce au travail de Marcel Mariën, recherchée par les bibliophiles en quête de premières éditions et de tirages limités et, avant tout, méconnue du grand public.
Qui s’intéresse à Nougé aujourd’hui ? Son « importance » n’a-t-elle pas été occultée par la place prise par Magritte dans l’histoire de ce qu’il faut appeler, faute de mieux, le « surréalisme belge » ?
Paul Nougé demeure, effectivement, dans l’ombre de René Magritte. Leurs destins sont pourtant inséparables. L’un fut d’une influence considérable sur l’autre et vice versa. Dans l’histoire du surréalisme, on relève bien souvent la place de René Magritte sur le plan artistique, représentant internationalement connu du mouvement, à la réussite flamboyante sur le marché de l’art, mais la réelle tête pensante du groupe belge reste Paul Nougé. C’est justement le rôle de la publication de Au Palais des images les spectres sont rois que de révéler son importance majeure, par exemple sur la question du détournement, dont il fut le pionnier.
Quel rôle joue Nougé auprès de Magritte ? Il donne l’impression d’être le « pilote » qui va transformer la peinture de Magritte en véritable « machine de guerre ». Et pour quelles raisons se sont-ils séparés ?
Lors de ses premières expositions personnelles à Bruxelles, Paul Nougé a soutenu René Magritte. Il a rédigé la préface de son premier catalogue, théorisé son œuvre, commenté ses tableaux. Il est même à l’origine du titre de certains d’entre eux. De Nougé, Magritte disait : « Il est un gardien sévère de l’espoir. Il n’a jamais admis que l’on en traite à la légère. Qu’est-ce que sa parole ? Tout est toujours possible […] si ce n’est l’espoir de l’impossible ».
La rupture entre Nougé et Magritte se fit à partir d’incidents d’ordre privé.
Mais elle devient définitive au milieu des années 1950, à partir du moment où Magritte commence à être reconnu sur le marché de l’art. Nougé a déjà rencontré alors Guy Debord et les futurs situationnistes ?
Paul Nougé avait envoyé un télégramme à Serge Berna, l’auteur du contre-prêche lu le jour de Pâques à Notre-Dame le 9 avril 1950 par Michel Mourre en tenue de moine dominicain, pour l’en féliciter. Puis Guy Debord, Gil J Wolman et Jean-Louis Brau, en visite à Bruxelles en octobre 1952, rencontrèrent Magritte. Mais, à notre connaissance, pas Nougé. Dans le numéro 3 des Lèvres nues, Marcel Mariën exprimait sa sympathie envers l’Internationale lettriste qui lui adressait régulièrement sa revue Potlatch. Mais, d’un point de vue théorique, la figure la plus déterminante, c’est sans nul doute Paul Nougé.
Debord avait pris connaissance de ses écrits, alors inconnus en France, quand Marcel Mariën les lui avait envoyés de Belgique en 1954. On peut émettre l’hypothèse que Nougé y exauçait déjà en partie le vœu de « créer des visages nouveaux » qui seraient l’expression d’une poésie vécue, tant sa conduite absolument neuve offrait une figure inédite à la civilisation nouvelle dont Debord et ses amis souhaitaient l’émergence. C’est pourquoi l’Internationale lettriste va brièvement faire alliance avec les dissidents belges des Lèvres nues.
De passage à Paris la même année, Nougé discutera à son tour avec les lettristes et transmettra à Debord et à Wolman la proposition de collaborer aux Lèvres nues que Mariën venait de fonder. C’est ainsi que leurs textes paraissent pour la première fois dans le numéro 6, en 1955 : « Introduction à une critique de la géographie urbaine » (septembre). À partir de là, des plumes telles que Guy Debord, Michèle Bernstein, Gil J. Wolman vont s’y illustrer : « Hurlement en faveur de Sade » de Debord (numéro 7, décembre 1955), « Mode d’emploi du détournement », texte capital de Guy Ernest Debord et Gil J Wolman (numéro 8, mai 1956), et « Théorie de la dérive » (numéro 9, novembre 1956) y paraissent aux côtés des textes de Paul Nougé, lui-même chantre du détournement.
Quelle est l’importance de cette rencontre ? En quoi Nougé intéresse les lettristes – les futurs situationnistes ?
Tous partageaient un même goût de l’insurrection et de la subversion. Il existe d’ailleurs une photographie des lettristes placardant, en 1955, l’affichette des Lèvres nues sur une palissade à Paris.
Au-delà, la position de Nougé et de ses amis envers l’application politique et polémique de la poésie a certainement contribué, pour Debord et ses amis, à les détacher du groupe surréaliste parisien de Breton. Debord, pour qui Breton représentait un « père à tuer », a pu trouver dans la personne de Paul Nougé un modèle auquel s’identifier. Sans toutefois surestimer l’influence de Nougé et de ses camarades sur l’Internationale lettriste, de nombreux exemples laissent peu de doute quant à son importance. Les critiques de l’esthétique surréaliste présentes dans le Rapport sur la construction des situations de Debord s’appuieraient sur les critiques de l’automatisme inaugurées par Nougé en 1929 dans sa Conférence de Charleroi. La notion de détournement, élaborée en 1953 par Debord et Gil J Wolman, aurait, elle aussi, été influencée par le concept de « poème tenu en objet » défendu par Nougé. En effet, la poésie pratiquée par Nougé, Magritte et Mariën incluait déjà la récupération puis le collage de divers débris textuels ou visuels à des fins de « propagande d’avant-garde ».
La personnalité même de Nougé semble avoir également impressionné Debord. « Nougé, écrit en guise de portrait Marcel Mariën dans Le radeau de la mémoire, conduisait en permanence une politique des relations humaines dont […] la sincérité était pratiquement bannie. […] [Il] menait, quasi sans relâche, une inquisition fondée sur un système de feintes où le mensonge calculé tenait une place si éminente qu’on pourrait dire qu’il lui a rendu, sinon conféré pour la première fois, ses lettres de noblesse ».
Comment ne pas apercevoir ici, en filigrane, un portrait assez juste de Debord lui-même, surtout quand on se rappelle sa passion pour le baroque, pour la pensée stratégique et pour les auteurs de la duplicité classique, comme Baltasar Gracián ? Le bon stratège a besoin des forces du faux, de tirer les ficelles de nos illusions. Debord a su occulter ses sources surréalistes. En 1954, il avait vingt-trois ans et, déjà rétif pourtant à toute forme de respect, il ne pouvait pas ne pas reconnaître en Nougé ce type d’individualité seigneuriale capable de détrôner les « ambitions limitées » (Potlatch, n° 2, 29 juin 1954) et les gesticulations prophétiques d’un Jean-Isidore Isou.
Quelles ont été les relations de Nougé avec les surréalistes français, et plus particulièrement avec Breton ?
Dans un entretien mené par Christian Bussy pour la RTBF (que vous pourrez écouter en allant sur notre site), Paul Nougé affirmait avoir été un surréaliste sans le savoir. Ses amis belges et lui-même publièrent des tracts surréalistes avant la lettre, avant même leur prise de contact avec les surréalistes français.
Paul Nougé a rencontré les surréalistes français en 1925. Marcel Mariën rapporte : « Les premières réunions entre Belges et Français furent orageuses. Nougé aimait raconter la première arrivée de Breton, Aragon, peut-être aussi Éluard. Ils s’étaient réunis dans un salon de l’hôtel où les Français étaient descendus. La discussion s’était envenimée, en tout cas montait de ton, et à un moment donné Aragon, avec l’impétuosité de son caractère, s’était écrié : N’oubliez pas que vous êtes en notre pouvoir et que vous ne sortirez d’ici que si nous le voulons bien. Et Nougé qui n’était pas impressionné par Aragon, a foncé sur lui et a dit : C’est ce que nous allons voir. Aussitôt Aragon de répliquer : C’était une image de style ! »
En 1926, Nougé forme avec Camille Goemans, René Magritte, André Souris, E.L.T. Mesens, et plus tard Louis Scutenaire, un groupe surréaliste bruxellois qui s’est d’abord consacré à manifester par l’envoi de tracts et de prospectus. Si la collaboration avec le groupe parisien se veut régulière, notamment par le biais de la revue La Révolution surréaliste, des divergences et des tensions apparaissent rapidement. En 1929, Paul Nougé publie, dans un numéro spécial de Variétés consacré au surréalisme, un texte qui marque le début du désaccord. Si les surréalistes parisiens menés par André Breton affichent un goût certain pour la publicité et le scandale, il n’en va pas de même du groupe bruxellois qui peu à peu se détache idéologiquement de son homologue français.
En 1932, les surréalistes parisiens prennent la défense de Louis Aragon dans l’affaire du poème « Front rouge ». Paul Nougé refuse de s’associer à la protestation de Breton et rédige un tract, « La poésie transfigurée », qu’il diffusera en Belgique (avec les signatures de Magritte, Mesens et Souris). C’est la rupture.
C’est à mon avis davantage l’affirmation d’un désaccord qu’une rupture au sens fort. La rupture interviendra beaucoup plus tard, avec la période dite « en plein soleil » de Magritte, puis au temps du « surréalisme révolutionnaire ».
En 1946, il défendra René Magritte contre les critiques assenées, entre autres, par André Breton à l’égard de sa période impressionniste. À coup de répliques, lettres, tracts, la cassure ne cessera de se confirmer entre le groupe bruxellois et le groupe parisien.
Ce qui n’empêchera pas Breton de publier Nougé dans la revue surréaliste La Brèche en 1964.
Marcel Mariën avait accompli un travail considérable en réunissant la plus grande partie des écrits de Nougé dans deux forts volumes, Histoire de ne pas rire en 1956 et L’expérience continue en 1966, quelques mois avant sa mort. N’aurait-il pas été suffisant de les rééditer purement et simplement ?
Marcel Mariën a opéré un travail précieux. Outre la revue Les Lèvres nues dont il est à l’origine, qui présente des écrits de Paul Nougé jusqu’alors restés à l’état de manuscrits, il a publié deux ouvrages regroupant une grande partie des écrits poétiques, des aphorismes, des fragments et de nombreux courts textes en prose, dits « théoriques », de Paul Nougé, certains n’ayant jusqu’alors jamais été publiés. Nougé n’a pas participé à l’ouvrage, mais l’a autorisé. Étant donné son refus de « faire œuvre », il s’agissait d’une grande première et d’une étape importante dans la reconnaissance de son travail littéraire. Cependant, divers écrits, dont certains essentiels pour comprendre la démarche de Paul Nougé, je pense par exemple à Un portrait d’après nature, à ses écrits érotiques, à certaines collaborations avec René Magritte à l’occasion de ses premières expositions, à des tracts de l’époque de Correspondance ou encore à ses tout premiers écrits dans des revues comme Aujourd’hui, Adieu à Marie, Distances, Variétés…, ne faisaient pas partie des deux anthologies.
Notre souhait de présenter l’ensemble des Écrits anthumes de Paul Nougé s’inspire évidemment du travail de Mariën, mais le complète. Nous avons conservé la grande majorité des rassemblements opérés dans L’expérience continue et regroupé certains écrits publiés dans Histoire de ne pas rire en fonction de leur date de première publication, puisque nous avons adopté un ordre chronologique.
Ce que vous publiez aujourd’hui, ce sont uniquement les textes publiés du vivant de Nougé. Vous allez entreprendre (prochainement ?) la publication de ses écrits posthumes. Après sa mort, Mariën a publié un nombre considérable d’inédits, souvent importants et même très importants. Cela risque de représenter un volume aussi imposant que celui-là ! Est-ce qu’il reste d’autres inédits ?
Il reste certains textes inédits, entre autres conservés aux Archives et au musée de la Littérature à Bruxelles.
Nougé conservait-il ses manuscrits ?
Marcel Mariën avait récupéré les textes de Paul Nougé laissés à l’état de manuscrits et en a publié une partie dans les diverses séries des Lèvres nues.
Qui est l’ayant-droit de Paul Nougé ?
La fille de sa dernière épouse, madame Pierrette Broodthaers.
Comment faut-il lire ce livre ?
Tout le monde peut lire Paul Nougé et ce, d’une manière personnelle. Ce n’est pas une œuvre qui se découvre linéairement, et nul besoin de disposer de connaissances préalables pour l’aborder. L’une des forces de son écriture est, par sa richesse et sa variété, de déployer une multitude de styles et de genres. C’est une écriture qui se veut action, qui ne laisse pas indifférent.
L’appareil critique est réduit à l’essentiel : pas de notice biographique, le minimum de notes et un index des personnes citées et des revues auxquelles Nougé a collaboré.
Notre ambition était de rassembler le travail de Paul Nougé et de le présenter pour la première fois dans son ensemble. Il ne s’agit aucunement de publier un ouvrage critique, scientifique, encyclopédique ou universitaire. Son œuvre se suffit à elle-même, et la livrer telle quelle permet au lecteur de plonger plus aisément, plus directement, dans son univers et sa démarche. Nous avons indiqué la date de première publication de chaque texte et quelques informations supplémentaires lorsque nous pensions que cela était nécessaire pour comprendre le contexte ou la visée de la publication. Je pense, par exemple, à certains tracts ou détournements. Mais nous avons voulu limiter tout commentaire sur les œuvres, laissant au lecteur le soin de se les approprier. De ce fait, on ne trahit pas le vœu de Nougé pour qui l’acte, chez lui l’écriture, comptait davantage que la personne qui en est l’auteur.
Il y a douze pages de table des matières, avec près de 350 titres. En l’absence (délibérée ?) d’un ordre alphabétique, comment retrouver un texte en particulier ? Se retrouver dans cet énorme « puzzle » est loin d’être simple…
Vous avez raison, mais « contraints de décider, c’est une chose grave que de choisir » (Nougé). Pour ce livre-là comme pour les autres livres que je publie, je refuse de prendre en considération les études, les exégèses et je m’en tiens aux seuls écrits. Je me suis toujours méfié, c’est un euphémisme, des interprétations des auteurs, chercheurs, étudiants analysant l’œuvre et la personne de Nougé, laquelle était si secrète et silencieuse qu’elle pourrait prêter à de nombreuses élucubrations.
Propos recueillis par Dominique Rabourdin