Voici un livre de la maturité de Giorgio Agamben qui sonne comme une sorte de repentir (ou de confession d’un philosophe solitaire). Après avoir abordé tout un tas de sujets « graves » : l’homme soumis tout entier à la biopolitique et à la seule technique (L’Homme sans contenu, Enfance et Histoire : La destruction de l’expérience), le nouveau fascisme technique et financier, le « musulman » à Auschwitz, le Führer dans le Troisième Reich, la personne dans un coma de longue durée (Homo sacer), l’instrumentalisation du terrorisme islamique pour justifier un état d’exception permanent doublé d’une surveillance biopolitique généralisée (État d’exception) que des temps qu’il jugeait particulièrement obscurs lui avaient dicté d’écrire, le grand philosophe italien s’attaque à un sujet « joyeux et teinté d’un air de plaisanterie » : Polichinelle.
Giorgio Agamben, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes. Trad. de l’italien par Martin Rueff. Macula, 108 p., 18 €
Ça tombe bien, parce que, franchement, que connaît-on de ce personnage en France ? Rien n’est plus éloigné du Pulcinella de la commedia dell’arte que son adaptation française pour le théâtre de Guignol, qui a d’ailleurs donné un proverbe : « c’est un secret de Polichinelle », très éloigné du véritable secret qu’Agamben découvre à la toute fin de son ouvrage (il lui a fallu l’écrire pour le découvrir – l’exercice a été profitable, Monsieur !) : « Le secret de Polichinelle est que, dans la comédie de la vie, il n’y a pas de secret, mais seulement, à tout instant, une échappée. » Cette échappée permet de fuir l’esprit de lourdeur (soit la mort) et la servitude volontaire (ou servilité) qui semblait pourtant devoir attacher Polichinelle, valet de sa condition, à un ou deux maîtres, s’il n’avait pas été « sauvé » par sa fainéantise originelle. Cette échappée est une interruption du drame : Polichinelle en est « toujours déjà sorti, par un raccourci ou un chemin de traverse ».
Tel est bien le sens de la première reproduction (fig. 1) qui ouvre le livre (et qui constitue par ailleurs le frontispice de l’album de 104 dessins exécutés par Giandomenico Tiepolo sur le thème de Polichinelle, Divertimento per li regazzi, durant les trois dernières années du XVIIIe siècle) : Polichinelle, accompagné d’un plat de gnocchis au premier plan, regarde sa propre tombe : elle est vide ; une échelle appuyée sur le sépulcre indique le moyen de la fuite ; même après avoir été pendu et fusillé – telle fut aussi la force de subversion des grands acteurs du cinéma burlesque et muet américain (voir Buster Keaton et Charlot) –, la mort n’est pas passée par lui : il s’est échappé avant. Le deuxième exergue de cet ouvrage, dit du Polichinelle en latin, « Ubi fracassorium, ibi fuggitorium – là où il y a une catastrophe, il y a une échappatoire », annonce la couleur et le thème : dans des temps de détresse tels que le nôtre (triomphe sans fin de la volonté de technique et des seules puissances de l’argent), il y a toujours une issue (Philippe Sollers, lui, parle de Renaissance à venir) –, ici dans le rire, comme chez Georges Bataille: « Le rire est plus divin, et même il est plus insaisissable que les larmes » (Ma mère).
Agamben a (enfin) compris qu’un poète est aussi un bouffon ; en cela, il est devenu nietzschéen – un danseur. La philosophie, ici, danse. Elle danse parce qu’elle est impure, coupée en deux entre les rires et les pleurs, entre l’analyse iconologique savante (façon Aby Warburg et Walter Benjamin) et la confession intime : « C’est pourquoi aujourd’hui, alors que j’ai atteint le moment de mes derniers labeurs, je voudrais que ceux-ci ne fussent pas trop lourds, mais joyeux et teintés d’un air de plaisanterie ». Dionysiaque.
Pour se mettre en adéquation formelle avec son propos, Agamben mine tout discours surplombant façon André Malraux (voir Georges Didi-Huberman à ce sujet, en particulier son Album de l’art à l’époque du « Musée imaginaire », Hazan, 2013) et emprunte aux formes philologiques inventées dans le premier tiers du XXe siècle par Aby Warburg, Georges Bataille et Walter Benjamin : le montage des documents et des discours (empruntés – cités – ou pas). Outre les nombreuses (et belles) reproductions en couleurs de tableaux et de dessins de Giandomenico Tiepolo (mais pas seulement : il y a aussi Goya, Giambattista Tiepolo – son père –, Donato Bramante…), on trouvera dans cet ouvrage un tressage de trois ordres du discours : une sorte de confession d’un promeneur solitaire de l’art, en italique, qui ouvre (« Allongé sur l’herbe sous le mont Janicule, j’observe… » – c’est un « je » incarné qui parle) et ferme le texte ; une analyse iconologique classique, comme on en trouve dans les « livres d’art » ; un dialogue imaginaire entre Polichinelle et le peintre du Divertissement, rendu visible par un retrait du texte. Une constellation.
En exagérant à peine, on pourrait dire qu’Agamben « n’a rien à dire, il montre ». En ouvrant son livre par une citation de Plutarque (« Socrate philosophait comme un compagnon de jeux et de banquet, au combat, jusque sur les marchés »), il nous montre que l’action n’est pas séparée de la philosophie. Voici sa définition d’une vie philosophique – secret caché dans le tapis du livre : « C’est en considérant sa propre vie que le peintre de soixante-dix ans se rend compte qu’il l’a vécue et qu’il veut la vivre comme Polichinelle, sans s’interroger sur son sens, sur son issue ou sur son échec : la vivre simplement, immédiatement, immémorialement. » Autoportrait du philosophe en vieux peintre ? Oui : « Quoi qu’il en soit, parvenu à l’extrémité de sa vie, c’est Polichinelle et lui seul que [Tiepolo] voulait avoir sous les yeux. » Le dossier de presse du livre nous dit qu’Agamben « se tourne lui aussi vers la question de l’âge et scrute dans Polichinelle un mystère de la vie ». La fin de la quatrième scène de ce « divertissement » donne une réponse possible à cette interrogation : « Vivre, rendre sa vie possible, peut signifier seulement – pour Polichinelle, pour tout homme – se saisir de sa propre impossibilité à vivre. »
Je n’ai pas encore dit qu’Agamben, dans ce livre, apporte sa pierre de touche à une « philosophie de l’histoire » (en cela, il est profondément benjaminien) ; il précise bien (et c’est de la plus haute importance) que c’est l’année exacte de la chute (et donc de la perte de son indépendance) de la république de Venise, en 1797, que Giandomenico Tiepolo commence son cycle des fresques de Polichinelle ainsi que son album Divertimento. C’est une année de profonde crise morale ; c’est une catastrophe. Le peintre vient de se retirer de sa chère Venise dans la villa de Zianigo, héritée de son père, et il dit : « [à Polichinelle] Tu sais, […] je voulais l’indestructible, et c’est pourquoi je peignais. Mais quand la vie finit ou qu’elle est sur le point de finir, c’est comme si l’indestructible était sur le point de perdre son unique appui ». À l’impossibilité d’agir (c’est-à-dire de s’opposer à la chute de Venise) du vieux peintre répondra le geste des lazzis de Polichinelle : l’histoire n’a aucun sens et n’est qu’une suite de catastrophes qu’on appelle le progrès.
Tout est vanité et poursuite de vent, et même la république de la Sérénissime Venise et son immense peinture. Et c’est pourquoi, avant de sortir, il vaut mieux en rire : « La comédie est plus ancienne et plus profonde que la tragédie […] elle est bien plus proche de la philosophie – si proche qu’elle semble, pour finir, se confondre avec elle ».