Le vit est un songe

Mon premier, Mise en pièces, est un récit de Nina Leger, doctorante en esthétique, un court roman pornographique en apparence, froid, plus ou moins étrange, et drôle, ce que l’on n’attendait pas. Mon second, Autoportrait (remake), est un collage autobiographique aussi drôle, voire hilarant, dont l’auteur est un artiste écrivant sous le pseudonyme de Gaspard Delanoë. Ces deux auteurs ont en commun d’appartenir au champ de l’art contemporain, de mettre en scène l’éphémère et de chalouper sur le fil ténu d’un humour fort intime.


Nina Leger, Mise en pièces. Romance. Gallimard, 155 p., 15 €

Gaspard Delanoë, Autoportrait (remake). Plein Jour, coll. « Les invraisemblables », 139 p., 12,90 €


Mise en pièces présente Jeanne, une femme sans visage, presque sans vie, qui collectionne les sexes d’hommes avec une rigueur létale, un plaisir sans joie et un détachement absolu. Avouons que la première phrase : « Elle le fait glisser dans sa bouche » n’est guère engageante : la banalité de ce qui naguère aurait été censuré est devenu aujourd’hui le signal, ou le passage obligé, d’une certaine idée de la « libération » de la femme dont on est en droit de douter. Très vite, cependant, la tenue de la prose, la rigueur du vocabulaire, la précision anatomique et le sens de la perspective saisissent le lecteur. Jeanne emmène ses amants d’une heure ou se laisse emmener dans des chambres d’hôtel crues et propres, lieux de passage fugaces, anonymes, où elle se sent protégée parce qu’elle n’y est nulle part. Elle ne s’y cache pas pour observer les autres à la manière voyeuse et facétieuse de Sophie Calle, mais pour s’y désintégrer : « Chaque objet y présente une garantie sérielle, même les audaces décoratives. Si elle découvre un bouquet sur une table de nuit, elle se rassure en considérant qu’à l’évidence, dans la chambre voisine, le même bouquet est placé dans un même vase […] Jeanne scrute le rosissement multiplié des fleurs jusqu’à leur disparition dans un inaccessible point de fuite ».

Les scènes érotiques, consommées, fantasmées ou abstraites, soulignent une perspective, un point de vue qui grossit à l’infini un seul organe. L’effet est parfois surprenant, y compris lorsque les deux corps ne font que s’observer, ainsi dans ce gros plan sur l’œil d’un inconnu dévisagé dans le métro, assis à côté de son épouse : « C’est à la bordure de l’œil que ça se passe. C’est trop écarté, c’est figé et tremblant à la fois. » Mari et femme descendent du métro, mais la femme « est aussi figée que son mari, prisonnière du système d’immobilités que fait tenir la pupille étrécie de Jeanne ». La tension de l’écriture est remarquable, signe d’une extrême maîtrise de Nina Leger, qui connaît sans nul doute la prose de Bataille aussi bien que les poupées désarticulées de Hans Bellmer.

Nina Leger, Mise en pièces, Gallimard

Nina Leger © F. Mantovani

Jeanne est une Belle de Jour sans traits, un fantôme, un faux personnage que Nina Leger esquisse comme si elle pouvait avoir différents âges et différentes vies. Je fais allusion ici à cinq pages qui font exploser les codes de la narration et de la biographie pour introduire avec humour – une qualité qui n’est pas spontanément associée au genre pornographique – ce que, ce qui pourrait être Jeanne, poupée sans nom. La narratrice glisse alors sa voix au mode conditionnel : « Si on traversait ce hall, on entendrait que Jeanne a trente-six ans, qu’après le bac elle a travaillé durant cinq ans […] Mais une autre voix s’interpose et celle-ci dit que Jeanne a vingt-deux ans et qu’elle fut ravagée par une adolescence boulimique […] Une voix plus aiguë affirme alors que Jeanne, quarante-trois ans en février prochain, jamais mariée et incasable, a subi un traumatisme… ». L’effet est cocasse, même s’il est un peu appuyé. Le personnage de Mise en pièces est peut-être une femme traumatisée qui pourrait figurer à la une du magazine Psychologies, mais peut-être autant un être de papier sans corps ni âme.

Nina Leger n’est pas sans virtuosité. Elle est au fait des conventions de genre – roman sentimental, roman érotique, roman tout court – mais sa Mise en pièces n’est pas seulement un exercice de style qui consiste à tout mettre en pièces. Jeanne, « collectionneuse abstinente », erre entre les hôtels, les sex-shops et les boîtes. Elle traverse Paris en tous sens, souvent dans le métro, sous terre, dans des rames aux couleurs glauques, puis rentre chez elle, c’est-à-dire nulle part, et ses pas « résonnent en toute solitude ». Il se dégage alors de ces pages très tenues un sentiment d’angoisse, une impression de perte, de désintégration de soi et d’absence de l’autre qui marquent et insufflent un peu de sens et d’humanité triste à cette vie trifiée.

« Les hommes que je connais ne me racontent presque rien de leur vie sentimentale, tandis que certaines femmes peuvent me livrer jusqu’au détail le plus intime de leurs relations. » Qui parle ? Qui ose ainsi distinguer les genres ? Non plus Nina Leger, mais Gaspard Delanoë, de son vrai nom Frédéric Hébert, performeur qui a fondé plusieurs collectifs d’artistes et se moque de tout puisqu’il est allé jusqu’à se présenter à l’élection présidentielle de 2012. Héritier de dada, il vient de publier un autoportrait sous forme de phrases collées qui se lit avec un immense plaisir et le sourire aux lèvres de la première à la dernière page. Il est rare de rire, il est donc utile de signaler au lecteur ce petit ouvrage enlevé, subtil et sans trop de prétentions.

L’ouvrage commence pourtant sous un signe docte puisqu’il se réfère dès la première ligne à deux maîtres, Joe Brainard, auteur de I Remember, et son cousin français, Georges Perec, auteur de Je me souviens. L’écrivain passe alors à la notion d’appropriationnisme, un mouvement qui date des années 1970, réservé jusqu’ici au domaine de l’art, qui bouscule sciemment les idées de plagiat, de propriété artistique et d’auteur, revenant ce faisant à ce que les Anciens recommandaient, l’imitatio. Gaspard Delanoë, lui, en profite pour se faire petit et introduire un « je » dérisoire et comique, déclinant cent trente pages (d’un livre de petit format) sur sa vie, autrement dit une succession désordonnée et gratuite de phrases à la première personne : « J’entasse. J’ai parlé à Catherine Deneuve quand j’avais deux ans. […] Je porte des bretelles. Je suis pour le baisemain. […] Je me définis comme performeur, ce qui a l’avantage de vouloir à peu près tout et rien dire. […] J’ai des jugements assez tranchés sur la politique, moins sur l’économie ». Et ainsi de suite, pour notre plus grand bonheur, car l’auteur tient son pari, sait s’arrêter page 139, évite tous les écueils lyriques et narcissiques de l’autofiction, ne se vautre jamais dans le soi ni le moi, égrène le banal et la vie Monoprix avec allégresse, et navigue entre l’humour potache et les pieds de nez aux siens et aux valeurs consacrées par la mode et le marché.

Sous couvert de chaos et de nonsense, non seulement il livre en filigrane une autobiographie vraie (il a grandi dans le Var, près de Hyères), mais il propose à la fois un petit traité d’athéologie beaucoup plus digeste que celui de Michel Onfray, un manuel de résistance à l’air du temps : « Il m’est arrivé d’être arrosé par l’arrosoir », confesse-t-il, conscient d’appartenir à ce temps, et une profession de foi esthétique. Car il hiérarchise parfaitement entre le beau et le laid, ou le kitsch (« Il suffira d’un signe », tube de Jean-Jacques Goldman qu’il a en tête une journée entière) et le goût, citant Pasolini, Rossellini et Dreyer comme ses cinéastes préférés. Et il éreinte toutes les manies, les tics et les complaisances envers soi.

 Autoportrait (remake), Plein Jour

Gaspard Delanoë © Philippe Matsas

Gaspard Delanoë est doué, léger, malin, on lui en voudrait presque de ne pouvoir l’épingler car chaque énoncé, chaque proposition de cet autoportrait peut être cité(e) pour sa drôlerie, son absurdité, sa bêtise assumée, son néant ou, au contraire, son trop-plein de sens. « Je me laisse trop souvent couper la parole », dit-il. Le fait est qu’il se coupe la parole tout seul et sans cesse au fil des ces 139 pages.

Accusez-le de ne pas être le premier dadaïste, Gaspard Delanoë vous rappellera le sous-titre de cet autoportrait : remake. Reprochez-lui ses facilités, il revendiquera son goût pour les faits surgis de rien. Pointez son orgueil caché, il vous opposera son autodérision. Critiquez un nihilisme de mise, il reconnaîtra, comme un enfant : « Le suicide est une idée qui m’est totalement étrangère. »

Il y a dans l’appréciation de cette sotie-autobiographie une dimension extrêmement subjective, personnelle, et « je » suis consciente que ce type d’humour en laissera certains indifférents. À mon tour alors d’avouer que je vois dans le livre de Gaspard Delanoë quelque chose de consolateur et de sucré tant il met en avant la futilité, l’inanité et la vanité des hommes.

À la Une du n° 30