Suspense (10)
Puisque la Police Judiciaire doit déménager bientôt pour les Batignolles après 104 ans au 36, quai des Orfèvres, certains souhaiteront peut-être célébrer son départ en effectuant quelques visionnages supplémentaires du merveilleux Quai des Orfèvres (toujours aussi beau malgré ses soixante-dix ans), en relisant quelques Maigret ou en feuilletant de nouveaux ouvrages comme Le 36 de Patricia Tourancheau.
Patricia Tourancheau, Le 36 : Histoires de poulets, d’indics et de tueurs en série. Seuil, 387 p., 22,50 €
Patricia Tourancheau a été, selon ses propres termes, « fait-diversière et rubricarde police à Libération pendant vingt-neuf ans ». « Introduite à la P J depuis 1990 », elle s’est trouvée en 1999 « autorisée à passer douze jours en immersion à la Crim’ », puis a publié divers ouvrages sur la police ou sur les criminels – par exemple sur le gang des Postiches, et sur Guy Georges, « l’assassin de vieilles dames ». C’est donc nantie d’une bonne connaissance de son sujet qu’elle a écrit ce 36, tiré en partie de ses carnets de notes et des chroniques hebdomadaires qu’elle tient dans le journal en ligne Les Jours.
Son livre suit, grosso modo, les trois divisions indiquées par le sous-titre. Dans sa première partie, il dresse le portrait de quelques flics contemporains et de ce qui a pu les rendre médiatiquement célèbres. Il donne au passage l’origine du mot « poulet » : la P J s’étant installée sur l’emplacement d’un ancien marché aux volailles, les policiers auraient été tout naturellement surnommés « poulets ». On peut en douter (n’est-ce pas, M. Alain Rey ?), mais qu’importe. Le 36 présente une demi-douzaine d’entre tous ces volatiles : fonctionnaires parfaits, comme Richard Marlet, modernisateur de la police scientifique, ou très imparfaits, comme le commissaire Neyret, chef de la brigade antigang de Lyon, condamné en juin 2016 pour trafic d’influence et corruption. (Le Monde nous avait appris cet été qu’il avait célébré au champagne la légèreté de sa peine – deux ans et demi, de surcroît aménageables, c’est-à-dire le dispensant probablement de prison –, avant de déchanter un mois plus tard devant l’appel de son jugement fait par le parquet). On nous fait aussi rencontrer Crin Blanc – la P J comme le milieu du crime aime les surnoms –, Boucle d’Or qui a traqué Mesrine, ou le Squale (Bernard Squarcini, ex-patron de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), proche de Nicolas Sarkozy, et récemment mis en examen). Des anecdotes sur les « people » viennent apporter un petit contrepoint à celles des flics, sans qu’on apprenne grand-chose sur les passions assez connues des intéressés (Serge Gainsbourg, Françoise Sagan…)
À côté de ces histoires individuelles, Patricia Tourancheau met au jour les changements de mentalités et de méthodes qui remodèlent la P J depuis plusieurs décennies. Ils sont dus à l’émergence de formes de criminalité nouvelles – dans les années 1970, par exemple, l’apparition du grand banditisme –, à l’arrivée de femmes à des postes importants, ou à l’évolution des méthodes scientifiques d’enquête – comme les analyses ADN qui permirent pour la première fois en 1987, au Royaume Uni, de confondre un assassin, et qui se trouvèrent ensuite utilisées en France, où le Fichier national automatisé des empreintes génétiques fut créé en 1998.
Une deuxième partie du livre concerne la Mondaine. Y défilent « tontons », « baveux » et Mesdames (Claude, Simone, Katia la Rouquine). On y voit ces dernières, parce qu’elles sont à la fois proxénètes et indics, tenter de ménager la Maison Poulaga – à qui elles doivent leur « tolérance » contre renseignements – et le « milieu » et les clients – groupes humains notoirement pointilleux en matière de discrétion.
Après avoir offert la vision de ces préposés du « balançage » sans cesse occupés au délicat calcul des gains et risques qu’entraînent pour eux leurs diverses activités, le livre consacre les cent pages de sa troisième partie à une affaire criminelle aujourd’hui encore non résolue, celle du « Grêlé ». Cet assassin, ainsi surnommé par la police d’après des descriptions qui furent faites de lui, a opéré à Paris entre 1986 et 1994, et ne n’est ensuite plus jamais manifesté. Une cellule continue cependant à travailler sur le dossier. Ce cas est intéressant dans la mesure où il permet de suivre la progression d’une enquête au cours de laquelle chaque agression ou crime, chaque nouveauté scientifique, permet d’améliorer la connaissance qu’on a du tueur ainsi que de lui attribuer des crimes qui ne semblaient pas d’abord pouvoir lui être imputés.
Le « Grêlé » est donc venu à l’attention de la police en 1986, après le viol et l’assassinat d’une petite fille dans le troisième sous-sol d’un immeuble parisien. Des témoins le décrivirent et un portrait-robot fut dressé : jeune, visage abîmé, grosses mains, tenue négligée… À l’époque n’existait pas d’analyse ADN, et seul le groupe sanguin avait été relevé. La même année puis la suivante, d’autres petites ou très jeunes filles furent violentées et certaines reconnurent dans les portraits-robots de la police l’homme qui les avait agressées. Quelque temps plus tard, le meurtre d’une babysitteure et celui de son employeur dans le Marais faillirent ne pas lui être attribués tant les victimes ne correspondaient pas à celles que le tueur choisissait habituellement, mais le test ADN – officieusement effectué – permit de lier ces crimes aux précédents. Le journal intime de la babysitteure retrouvé par la police ajouta au côté horrifique de l’affaire puisqu’elle notait avoir rencontré dans un square quelques jours plus tôt un homme, et passé la nuit avec lui dans le studio qu’elle occupait ; des voisins reconnurent ensuite le fameux « Grêlé » dans l’amant d’un soir de la jeune fille. La suite de l’enquête est faite de rebondissements tristes et parfois bizarres tandis que le tueur poursuit ses activités et que la police ne parvient pas à l’identifier. Aujourd’hui encore, et peut-être pour toujours, l’ADN XY n° 16.17.16.17.7.9.3. appartient à un inconnu. Cette dernière partie du livre à propos du « Grêlé », parce qu’elle repose sur un certain suspense et met en scène, avec l’étrangeté inconfortable du réel, assassin, victimes et enquêteurs, est sans doute celle qui intrigue le plus.
Ainsi, Le 36, avec sa relative variété, est une lecture à la fois instructive et distrayante qui l’aurait été mille fois plus si une petite brigade anti-banalités et anti-clichés y avait effectué une descente. Eh oui, pourquoi les « scènes de crimes » doivent-elles être « assez glauques », un type qui porte beau « flamboyant », un autre qui a de l’originalité ressembler à un « personnage de roman », et de surcroît se trouver « connu comme le loup blanc » ou « rusé comme un renard » ? Si la P J s’est depuis un temps lancée, nous dit-on, dans une politique d’amélioration de son fonctionnement, nul doute que la même chose ne puisse être engagée pour un certain style journalistique, tout « fait-diversier et rubricard police » qu’il doive demeurer.