Terre d’Irak, tombe natale

Lorsqu’en 2004 l’historien et journaliste Sami Kassir publiait ses Considérations sur le malheur arabe, il voyait poindre un espoir dans la formation d’un « champ homogène de la culture arabe plurielle ». Il avait raison. Cette homogénéité dont il parlait, est avant tout celle d’une langue, dans toutes ses déclinaisons locales et régionales. Quant à la pluralité, elle est celle des situations à partir desquelles les écrivains se détournent des prestiges de l’orientalisme pour regarder en face leur histoire réelle, comme Samir Kassir les y invitait. L’Irak, à l’histoire terrifiante, est l’un de ces lieux d’où émane aujourd’hui une littérature splendide, dont chaque œuvre est comme un défi à la mort toujours présente. Attenter à la mort est du reste le titre du volume de poésie auquel j’ai emprunté le titre de cet article.


Chawki Abdelamir, Attenter à la mort. Trad. par Philippe Delarbre, Actes Sud/ Sindbad, 184 p., 17 €

Ahmed Saadawi, Frankenstein à Bagdad. Trad. par France Meyer, Piranha, 384 p., 22,90 €

Hassan Blasim, Cadavre expo. Trad. par Emmanuel Varlet, Le Seuil, 224 p., 18 €.

Sinan Antoon, Seul le grenadier. Trad. par Leyla Mansour, Actes Sud/ Sinbad, 320 p., 22 €

Inaam Kachachi, Dispersés. Trad. par François Zabbal, Gallimard, 272 p., 23,50 €

Ali Bader, Vie et morts de Kamal Medhat. Trad. par Houda Ayoub et Hélène Boisson, Le Seuil, 264 p., 20 €


Poèmes, romans, nouvelles, sont autant de parcelles colorées agitées à l’intérieur d’un kaléidoscope qui nous permettent d’entrevoir ce que fut l’Irak et de mesurer l’intensité du malheur qui s’est abattu sur ce pays et sur ses habitants. À l’exception d’Ahmed Saadawi, l’auteur de Frankenstein à Bagdad, qui vit toujours dans la ville dans laquelle il situe son récit, tous sont en exil. Ahmed Saadawi est documentariste. Il a pourtant choisi de raconter une histoire peuplée de monstres et de fantômes pour dire le présent. Comment dire autrement une réalité à peine concevable, peuplée qu’elle est de cadavres et de débris de chair, éparpillés au gré des explosions, et hantée par les disparitions de ceux dont même le cadavre s’est volatilisé.

Panorama littérature Irak

Ahmed Saadawi

Frankenstein, c’est Hadi al-Attag, un chiffonnier du quartier de Badaween, ancien quartier juif de Bagdad, devenu le repaire d’activités illicites, entre trafics divers et prostitution. Hadi al-Attag a l’idée saugrenue d’assembler des morceaux de tous ces cadavres qu’il rencontre sur son chemin pour en fabriquer quelque chose qui ressemble à un être humain : le Trucmuche. Comme dans le roman de Mary Shelley, la créature s’anime et se mue en justicier. Le Trucmuche entreprend d’abord de tuer les auteurs de l’attentat dont les victimes ont involontairement fourni les débris de corps dont il est fabriqué. Son activité de justicier, « fusion d’une série de défunts qui criaient vengeance pour pouvoir reposer en paix » lui permet de récupérer des membres ou des organes pour remplacer ceux qui, de son invraisemblable assemblage, entrent en décomposition. Mais très vite ces premières dépouilles ne suffisent plus. Le Trucmuche va se transformer en tueur. Insaisissable, invulnérable, impossible à identifier puisque son visage change sans cesse, il va être poursuivi par toutes les forces de sécurité qui l’ont appelé le Sans-Nom.

Les renseignements militaires et la police secrète de Bagdad s’adjoignent les services d’une équipe d’astrologues, et l’armée américaine se met aussi de la partie. En vain. Le Trucmuche est devenu comme une incarnation de la violence extrême qui s’est abattue sur la ville, dépeinte au passage avec cruauté et avec truculence, violence qui semble ne plus avoir de but qu’elle-même. À Sadr City, quartier à majorité chiite, on raconte qu’il est wahhabite, à Al-Adhamiya, quartiers à majorité sunnite, les gens jurent qu’il est chiite. « Le gouvernement irakien le disait à la solde de puissances étrangères. Quant aux Américains, le porte-parole du Département d’État avait déclaré un jour que c’était un être extrêmement astucieux, qui cherchait à saper le projet américain en Irak ».

Dans une interview donnée à l’AFP Ahmed Saadawi disait récemment que le Sans-Nom était chacun de nous, qui d’une manière ou d’une autre avons accepté que se commettent des tueries et destructions, ou en tout cas, ne nous y sommes pas opposés. Quand Hadi Al-Attag, qui a fabriqué le Sans-Nom et qui a été très grièvement blessé par un attentat, découvre dans un miroir le visage hideux qui est désormais le sien, c’est celui du Trucmuche qu’il croit avoir sous les yeux. La créature et le créateur ne font plus qu’un.

C’est encore la peur, la mort et les cadavres accumulés qui peuplent Cadavre expo, le recueil de nouvelles de Hassan Blasim et Seul le grenadier, roman de Sinan Antoon. Le titre du roman de Sinan Antoon pourrait suggérer une rêverie orientaliste. Mais le grenadier dont il est question dans ce livre se nourrit de l’eau qui a servi à purifier les cadavres pour les préparer à leur enterrement. Arbre étrange, qui « boit les eaux de la mort depuis des décennies, et tous les printemps se couvre encore de nouvelles feuilles, fleurit et porte des fruits ».

Panorama littérature Irak

Sinan Antoon

Le narrateur est en effet un laveur de morts, comme l’a été son père, dont la salle de lavage était la seule de Bagdad destiné aux chiites. Jawad ne se destinait pas à ce métier. Il voulait devenir sculpteur, comme Giacometti qu’il admirait. Encouragé par ses professeurs, il avait commencé sa formation à l’Académie des Beaux Arts de Bagdad, alors une ville en plein essor culturel. La mort l’a cependant très vite rattrapé. Elle a frappé d’abord son frère aîné, jeune médecin, tué en 1986, dans la guerre contre l’Iran. À peine ce conflit achevé, les guerres vont se succéder les une aux autres, de plus en plus meurtrières, de plus en plus absurdes.

Le passé est décapité, le présent anéanti. Enrôlé dans l’armée au moment de la Guerre du Golfe, Jawad est témoin de la dévastation par l’aviation américaine d’un des plus beaux sites touristiques de son pays, celui des vestiges de la ville mésopotamienne d’Uruk, tout près du lac de Sawa. Son ami Bassim est tué dans un bombardement. La zone d’exclusion où tous deux se trouvaient était censée « empêcher le régime d’opprimer le peuple, mais l’aviation américaine tuait des civils innocents et même des bergers parfois. Je n’ai jamais su si cela relevait de la pure idiotie, ou s’il s’agissait d’un jeu où les Irakiens servaient de cibles d’entraînement ». Quand ils envahiront Bagdad, les Américains détruiront l’Académie des Beaux-Arts sur l’un des murs de laquelle avait été peint le visage de Picasso. Du bâtiment d’audiovisuel il ne reste plus rien. « Il paraissait comme une charogne à qui on avait arraché la peau, brûlé les entrailles, puis qu’on avait abandonnée avec les côtes exhibées ». La bibliothèque avait été elle aussi détruite et les livres réduits en cendres. Saddam avait trouvé son maître. « L’élève a déguerpi, le maître est arrivé ».

Comme si son destin coïncidait avec celui de Bagdad, Jawad n’a plus d’autre perspective que son tête à tête avec des morts de plus en plus nombreux, dont les restes se réduisent parfois à des membres éclatés, sur lesquels il continue cependant à accomplir les gestes rituels, tandis que que l’eau s’écoule vers le grenadier. Il avait pourtant été amoureux et sur le point de se marier. Mais Rim sa bien aimée doit subir l’ablation d’un de ces seins qu’il aimait tant caresser et elle s’enfuit. Elle n’a même pas quarante ans, mais le taux de cancer a quadruplé en Irak, à cause de l’uranium appauvri utilisé pendant la guerre du Golfe, en 1991.

Le cancer a gagné les corps, mais la société elle-même est en pleine décompositions. L’arbitre américain après avoir fait suffisamment de morts délègue « des joueurs locaux qui sont encore plus féroces, pour continuer le jeu ». Désormais c‘est la « langue du massacre » qui va se répandre, celle qui utilise des mots qui s’enfoncent comme des clous rouillés dans les poumons du narrateur : « chiite, sunnite, chrétien, juif, mandéen, yazidi, kitabi, rafidite, nasibite, athée ». La seule issue serait l’exil. Rares sont cependant ceux qui peuvent en bénéficier. La première étape pour y accéder est Amman, la capitale de la Jordanie. Jawad s’en voit refuser l’accès, parce qu’il est célibataire. Ne lui restent que ses cauchemars, de plus en plus nombreux tant la réalité se confond avec eux, et la compagnie du grenadier.

Dans l’extraordinaire recueil de nouvelles de Hassan Blasim, la frontière entre le réel et l’absurde est abolie. « Chaque cadavre est une œuvre d’art en puissance » et c’est dans l’exhibition publique du corps que « la créativité doit atteindre des sommets », comme le dit au narrateur du premier de ces contes, un interlocuteur anonyme, avant de lui planter un couteau dans le ventre. Celui qui écrit est-il donc mort ou vivant ? Ou peut-être est-il déjà un mort-vivant  dans une ville où pourrait exister une équipe des services de nettoiement urbain spécialisée dans les scènes d’attentat.

Blasim évoque ainsi un monde où tous les repères ont disparu : un lapin pond un œuf, un sourire refuse de s’effacer d’un visage, un soldat mort inonde le Journal des armées de romans pleins de sensualité, dont chacun est un acte de déviance vis-à-vis du parti tout puissant… L’horreur, elle, est quotidienne. « Les guerres et la violence ont fait de nous des copies conformes ; tous, nous portons le même masque, celui de la souffrance et du supplice. Nous courons après notre pain quotidien, le cœur lourd, la peur au ventre face à l’inconnu et face à ce que l’on connaît déjà. »

Car l’histoire de l’Irak est là aussi bien présente. Le récit de la guerre contre l’Iran ressemble à un film d’épouvante, les milices de tous bords sévissent, torturent et massacrent. Comme chez Sinan Antoon, la politique américaine est mise en accusation. Les images sont différentes, mais les mots aussi forts. Ceux qui disent la Guerre du Golfe, que la propagande médiatique disait « propre » et dont on voit apparaître le vrai visage, maintenant que les vaincus peuvent parler. « Les avions de la Coalition internationale pilonnaient nos positions et nous étions incapables de répliquer. Nos balles ne pouvaient absolument rien contre cette force céleste implacable qui se déchaînait sur nous. Tout ce que nous pouvions faire, c’est de creuser d’autres tranchées et courir comme des rats d’un endroit à l’autre ». Vient ensuite la période de l’embargo, qui plonge le pays dans un sombre quotidien où tout manque, même l’électricité : pour ne pas voir ses filles tomber dans la prostitution, un père qui n’a plus les moyens de faire vivre sa famille, cuisine pour elles un délicieux plat de poisson empoisonné.

Il y a toujours l’espoir de l’Europe où tentent de se réfugier ceux qui cherchent à échapper aux flammes de cet enfer qu’est devenu l’Irak. Mais mieux vaut « être sénégalais ou chinois que porter un nom arabe en Europe ». Salim Abdel-Husayn se choisira un nom de « basané » : pour s’installer à Amsterdam il s’appellera désormais Carlos Fuentes, apprendra le néerlandais, épousera une ressortissante du pays, mais ne parviendra pas à échapper aux cauchemars de plus en plus terribles qui hantent ses nuits.

Panorama littérature Irak

Inaam Kachachi © Catherine Hélie

L’exil a un visage moins tragique dans Dispersés, le roman d’Inaam Kachachi. Wardiya, une des premières femmes à avoir exercé en Irak le métier de gynécologue, se résigne à quitter Bagdad pour rejoindre sa nièce en banlieue parisienne. Le livre raconte l’arrivée et l’installation en France de cette chrétienne de quatre-vingts ans dont les proches sont maintenant dispersés à travers le monde. Les souvenirs et les récits s’entremêlent, avec l’évocation d’un Irak qui avait été un monde de culture et de coexistence heureuse, ce « grand pays riche de civilisations majestueuses », puis l’horreur des morts et des disparitions. Iskandar, le petit-neveu de Wardiya, a inventé un cimetière virtuel. Sur son ordinateur il conçoit des tombes, grave des stèles, y dépose des photos, plante des fleurs. Il rassemble ainsi tous ceux qui ont été dispersés jusque dans la mort. « L’écran recueille le sang et recoud les reste ». Devant un autre écran, celui du journal télévisé, Wardya voit la terreur quotidienne. « Un pays incomparable frappé par la malédiction et devenu sauvage. Elle prie pour lui, mais le ciel ne répond pas ».

C’est également l’évocation d’un Irak disparu qui est au centre du roman d’Ali Bader, Vie et morts de Kamal Medhat. Le procédé narratif est analogue à celui que l’auteur avait utilisé dans son Papa Sartre : celui d’un enquête sur un personnage mystérieux. Là, il s’agit du violoniste et compositeur irakien Kamal Medhat, dont le corps a été retrouvé en 2006 dans le Tigre. Mais qui donc était-il ? Kamal Medhat portait en lui tous les rêves du monde parce qu’il était musicien C’est en cela seulement qu’il est resté identique à lui-même. Mais pour le reste, il a commencé par être un musicien juif, Youssef Salmi Saleh, né à Bagdad en 1926, déclaré mort en Israël en 1955, mais parti à Téhéran sous l’identité d’un certain Haidar Salman, chiite de la classe moyenne, aux sympathies communistes et violoniste virtuose. Haidar Salman est déclaré mort en 1981, et réapparaît à Bagdad sous le nom de Kamal Medhat, membre d’une grande famille sunnite de Mossoul, et proche du régime en place. Le propos est clair : « notre identité est d’abord un récit forgé à un moment nécessairement arbitraire où nous avons besoin de nous sentir différents des autres, d’en faire des étrangers, voire de les exclure ».

Panorama littérature Irak

Ali Bader

Au-delà c’est le passé multiple de l’Irak, la richesse de ses populations entremêlées qui s’affirme. Mais Ali Bader fait remonter la décomposition de cet Irak bien avant le conflit avec l’Iran. Il évoque l’épisode enfoui de la guerre irako-britannique, le soulèvement nationaliste d’inspiration nazie, et les exactions dont est alors victime la communauté juive lors du pogrom (Farhoud) de 1941, qui marquera un tournant décisif dans la situation des Juifs d’Irak. « Cet événement sans précédent marqua un tournant dans l’histoire de la société irakienne et ouvrit sans conteste la voie à la guerre civile en Irak ». Le Farhoud de mai 1941, poursuit Ali Bader, « porte en germe toutes les violences internes qu’a ensuite connues le pays, jusqu’à celles d’aujourd’hui ».

Les épisodes, bien sûr invraisemblables, de la vie du musicien, se déroulent sur la toile de fond de cette très triste histoire du Moyen-Orient et de l’Irak. Et tout ce termine là aussi dans un cimetière, ou le corps de celui qu’on appelle Kamal Medhat, mais après tout peu importe, assassiné après avoir été kidnappé on ne sait pas par qui, est lavé et mis en tombe. Le ghost writer n’a plus qu’à quitter Bagdad. Dans la voiture qui l’emmène à l’aéroport il aperçoit un premier cadavre éventré, décapité, tête posée à côté du corps. Un autre cadavre git en travers de la route ; la voiture roule dessus. « Je me retournai. Le sang giclai du corps que nous venions d’écraser, comme de l’eau jaillissant d’un tuyau percé ». Et le chauffeur de commenter : « – C’est rien. C’était juste un mort ».

« Terre d’Irak, tombe natale » écrit le poète. Et pourtant la puissance de toute cette littérature montre bien la force de vie qui émane encore l’Irak, même si c’est celui des écrivains exilés.


Lise Wajeman a rendu compte sur Mediapart de Frankenstein à Bagdad.
Cet article a été publié sur Mediapart.
À la une : Hassan Blasim © Katja Bohm

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