Relisant à la fin de sa vie Le Traître, son premier livre (1958), André Gorz fut, selon son biographe, consterné. Ce roman de formation évoquait à peine Doreen, son épouse, alors qu’il considérait leur union comme le plus important de sa vie. Or c’est justement la fin unie de ce couple discret, qu’a choisi de mettre en scène David Geselson au Théâtre de la Bastille.
David Geselson, Doreen, autour de Lettre à D. d’André Gorz. Avec l’auteur et Laure Mathis. Mise en scène de David Geselson. Théâtre de la Bastille (13-24 mars) et Théâtre national de Bretagne (5-6 avril)
À l’origine de ce spectacle, une lettre d’amour. La lettre d’un vieux monsieur à sa vieille compagne. Ils vivent ensemble dans une petite maison de l’Aube, lui est une figure majeure de la pensée de la nouvelle gauche des années 60 et 70. Il écrit sous deux noms différents et ses proches l’appellent d’un troisième : Gérard. Elle, c’est Doreen, une belle et timide anglaise rencontrée l’été 1947 en Suisse. Depuis le premier jour, ils sont unis. Il est vrai que l’amour peut être tenace. C’est ce qu’André Gorz lui écrit, en ouverture de sa lettre de 66 pages rédigée au printemps 2006, aussitôt publiée sous le titre Lettre à D. : « Tu vas avoir 82 ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. »
De cette union apparemment sans tâches, David Geselson, le metteur en scène de Doreen, a rendu la belle réalité. Croyant entrer dans un théâtre, nous nous trouvons dans un appartement aux meubles années cinquante, du vin et des amuse-gueules nous attendent sur la table, un grand meuble secrétaire, des bibelots, des fauteuils, et « Gérard » qui nous accueille. Il nous invite à prendre un siège, à feuilleter le texte de la Lettre à D. diffusé un peu partout. Il nous dit : « Vous êtes ici chez vous, vous êtes chez moi, et moi c’est personne. Ce qu’il y a là, c’est la lettre, la lettre là, enfin disons, le livre. C’est une lettre pour Doreen, qui est là, qui est mon épouse. » Dans le même temps, s’adressant à d’autres spectateurs, Doreen nous parle de lui. Leurs voix se mêlent au point que l’on ne comprend plus très bien où l’on est, ce qu’ils disent.
Deux jeunes comédiens, Laure Mathis (Doreen) et David Geselson (Gérard), incarnent la jeunesse éternelle de cet amour, ses enthousiasmes, ses chamailleries. Bien sûr, nous sommes encore au XXe siècle, on reconnait la machine à écrire, le téléphone gris. Elle porte une jupe plissée et lui, un pull torsadé. Ils se souviennent sans ruminer, ils s’amusent des réactions lointaines de leurs amis depuis qu’ils vivent retirés. Comme cette lettre grognon et un peu ridicule de Jean-Luc Godard qui lui reproche de n’avoir pas été suffisamment agressif, l’autre jour à la télévision. Ils se fâchent puis se retrouvent en dansant sur un vieux blues. Le tourne-disque est d’époque.
En fait, on ne sait pas très bien à quelle moment nous nous trouvons, ni quel âge ils ont. C’est d’ailleurs une des grandes qualités de cette mise en scène douce, élégante, charmante parfois, de deux êtres qui restent unis jusqu’à la fin. Le temps ne semble pas altérer cette fusion. « Nous sommes moins vieux qu’il y a vingt ans, individuellement et socialement », écrit aussi Gorz. Ce qu’exprime très bien le jeu délicat, parfois mutin, de ces jeunes acteurs.
Petit à petit nous comprenons le sens des dernières phrases de la Lettre : « Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. » Nous avons appris que Doreen souffre d’un mal incurable qui s’aggrave dangereusement, nous l’avons entendu répéter : « Il faudra bien que la mélancolie s’arrête, un jour ou l’autre. Il faudrait que la mélancolie s’arrête. Je dois réfléchir à ça, trouver s’il y a de la joie encore. » Nous sommes maintenant en septembre 2007, nous savons qu’ils vont « s’unir dans la mort comme ils s’étaient unis pour la vie », selon l’épitaphe qu’a rédigé Gorz lui-même. La pudeur, je dirai plutôt l’attention avec laquelle David Geselson met en scène ce départ, nous laissent tristes et solidaires.
Comme soulagés qu’ils aient eu ce courage.