Guide sûr dans les arcanes mal connus de la fin de l’Empire romain et des premiers temps du christianisme, Marc Lebiez n’ignore rien des tensions du monde actuel, de l’antisémitisme de Heidegger, des omniprésents smartphones et de l’intégrisme musulman. Dans un essai qui réunit sous un titre austère la matière de plusieurs livres, Marc Lebiez défend une thèse qui apporte un éclairage surprenant, mais d’une incontestable actualité, sur notre monde contemporain : non seulement l’innovation à tout prix n’est pas à ses yeux la véritable modernité, mais ce « culte du nouveau », qui veut sans répit nous faire « effacer l’ancien », s’enracinerait dans une lointaine tradition religieuse. Inversement, dans un ouvrage monumental appelé à devenir un classique, Marcel Gauchet décrit l’émergence d’un « monde moderne » sans « hétéronomie », c’est-à-dire sans « religion » ni tradition.
Marc Lebiez, Le culte du nouveau : La gnose dans la modernité. Kimé, 252 p., 25 €
Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie. IV. Le nouveau monde. Gallimard, 744 p., 25 €
La tradition dont Marc Lebiez observerait la résurgence serait la gnose (d’un mot grec désignant la connaissance). Les conciles fondateurs du christianisme (du concile de Nicée en 325 à celui de Chalcédoine en 451) ont vu s’opposer, d’un côté, la thèse des Pères de l’Église qui voyaient une « harmonie » entre l’Ancien Testament juif et la « bonne nouvelle » du Nouveau Testament et, de l’autre, la vision gnostique qui insistait sur la nouveauté radicale du christianisme, l’Incarnation. La naissance, la mort ignominieuse et la résurrection du Christ auraient introduit dans l’histoire du monde une rupture absolue, comme l’avait vu saint Paul, qui rendrait caduque la loi juive.
C’est une vision du monde qui se répand dans le remarquable « bouillonnement intellectuel » des premiers siècles : l’univers est mauvais, il est l’œuvre d’un Dieu malveillant qui a laissé l’homme dans un état de déréliction ; ce dernier a le sentiment d’avoir été abandonné par Dieu, et vit dans l’attente angoissante d’un nouveau Sauveur. Cette tradition, qu’attestent les écrits coptes de Nag Hammadi et les réfutations des Pères de l’Église comme saint Irénée, est devenue « hérétique » quand s’est consolidé le pouvoir de l’Église et que s’est figée la doctrine « orthodoxe » officielle. Elle est devenue une pensée méprisée et dégradée, qui prétendait transmettre à quelques initiés des « choses cachées depuis le commencement du monde ». Au lieu d’être comme la science rationnelle accessible à tous (en théorie), elle se transforme en savoir réservé à un petit nombre d’élus, ce qui est contraire au message évangélique qui s’adresse, lui, à tous les êtres humains.
Tout un « mysticisme de pacotille » s’est mis en place au cours des siècles, avec des « sages » mozartiens venus d’Égypte, des thèmes astrologiques, de la magie, de l’occultisme, des récits initiatiques et toujours cette lancinante préoccupation : assurer son salut dans un monde mauvais, s’arracher à la déchéance ordinaire, trouver le Sauveur suprême. Mais, au-delà du folklore, ces éléments – un monde réel mauvais dès l’origine, un Dieu absent, un sentiment de déréliction, un désir de Sauveur – font partie intégrante de cette tradition gnostique dont Marc Lebiez veut voir la résurgence surprenante dans le monde contemporain, avec cette modification : désormais ce n’est plus d’un homme (fût-il divin comme le Christ) que l’on attend le salut, mais de l’innovation technique.
L’association entre ésotérisme fumeux et innovation technique ne devrait pas nous surprendre. Comme l’écrit Marc Lebiez, les régimes fascisants n’ont pas manqué d’utiliser les techniques les plus modernes au service de fantasmes venus d’un passé lointain. « Ils maîtrisaient à merveille les symboles de la modernité : le cinéma, la radio, le sport, etc. », tout en réhabilitant un sinistre passé archaïque.
Faut-il aller jusqu’à parler, à propos de ces régimes, de « religions politiques » ? Lebiez s’inscrit ainsi dans un débat passionnant qui eut lieu en Allemagne et aux États-Unis sur la gnose et le fascisme, avec Jacob Taubes, Ernst Bloch, Hans Blumenberg, Leo Strauss, un débat qui aurait mérité un livre à lui seul. Mais Marc Lebiez, sur ce point, va à l’essentiel : l’antisémitisme de Heidegger. Dans la mesure où elle insiste sur la nouveauté radicale de l’Incarnation par rapport à la Loi d’Israël, la démarche gnostique, telle qu’elle a été exposée notamment par le philosophe Marcion, a presque nécessairement une dimension « antijuive ». Faut-il aller parler d’un « antisémitisme philosophique » à propos de la critique de l’Ancien Testament par Marcion ? L’expression est pour le moins ambiguë. Il y a en tout cas une « fâcheuse proximité » – dit Marc Lebiez dans un bel understatement – entre la gnose et l’antisémitisme. D’où l’importance de cette question de l’antisémitisme chez Heidegger, que la publication posthume des Cahiers noirs a rendue incontournable et que Marc Lebiez parvient à traiter avec un sens de la nuance et de la juste critique que les lecteurs d’En attendant Nadeau ont déjà pu apprécier. Comme Hans Jonas, qui a parlé à propos de l’auteur de Sein und Zeit de « phénomène gnostique », Marc Lebiez retrouve chez Heidegger les éléments clé d’une pensée gnostique : le thème de la déréliction dans un monde mauvais, l’insistance sur un enseignement caché, réservé à quelques « rares êtres libres », le refus de l’égalité évangélique, la mise en valeur d’une langue par excellence « pensive », l’allemand, au détriment de toutes les autres, l’attente, enfin, si mystérieuse, exprimée dans certains entretiens, d’un dieu (d’un Dieu ?) sauveur. Or il y aurait, dans le monde contemporain comme aux débuts du christianisme, « un lien systémique entre dénonciation d’un monde fondamentalement mauvais, attente d’un Sauveur, dualisme, attirance pour les savoirs cachés et antisémitisme ». Autant d’éléments très présents dans les œuvres posthumes et qui rendent bien fragile la thèse selon laquelle l’adhésion au nazisme et l’épisode du rectorat auraient été de simples et regrettables erreurs. Il est acquis, hélas, que Heidegger avait fait de l’antisémitisme la clé de sa pensée. À nous, qui l’avons tant lu, de nous arranger avec cette triste réalité.
En même temps, on ne voit pas très bien comment peuvent coexister aujourd’hui, dans l’analyse de Marc Lebiez, une « gnose » ordinaire qui fait de l’innovation technique la voie du salut personnel, le nouveau sauveur, et une gnose réputée « philosophique » comme celle de Heidegger qui fait de cette même technique un phénomène inquiétant d’appropriation globale du monde vécu.
Mais Lebiez emprunte pour finir une autre voie en opposant à cette tradition de la gnose, dont il a détaillé les éléments et observé la peu rassurante résurgence, ce qu’il appelle une « modernité archéologique » qui renoue avec les humanistes de la Renaissance et qui ne serait pas sans affinités avec « l’archéologie » de la psychanalyse, de Nietzsche ou de Michel Foucault. Dans des pages très denses, et en même temps fort claires, sur le culte occidental de l’innovation perpétuelle, il oppose à la condamnation gnostique du réel et à la quête d’un Sauveur, quel qu’il soit, la vraie « modernité » de la Renaissance qui, loin de céder au « culte du nouveau », a pris paradoxalement la forme d’une patiente reprise, « à nouveau », d’un lointain passé, d’une répétition savante de l’antique. Les humanistes ont tourné le dos à une modernité technique jugée barbare et « gothique » pour renouer avec le passé lointain de Rome et d’Athènes. Ils ont tenté de refermer la « parenthèse » médiévale. Ils n’étaient qu’une poignée d’intellectuels italiens – au premier rang desquels un Lorenzo Valla – qui ont défendu contre l’autorité des papes une « légitime modernité » (selon la formule de Blumenberg), construite dans un rapport critique, philologique, archéologique, avec un passé révolu. La vraie modernité, écrit Marc Lebiez, « échappe à toute forme de gnose » : elle n’est pas « l’attente d’un sauveur qui remédierait enfin au malheur d’un monde mal fait », mais la « quête d’un sens […] dans un passé enfoui de longue date ».
À sa manière, le livre de Marc Lebiez prépare utilement à la lecture du quatrième et dernier volume de l’entreprise impressionnante de Marcel Gauchet, qui, dans L’avènement de la démocratie, tente de saisir, avec les instruments des sciences humaines, mais surtout avec le souci de décrire dans une langue puissante et subtile, ce qui fait la spécificité de notre temps. Et c’est avec lucidité qu’il constate, lui aussi, les progrès de ce qu’il faut bien appeler le nihilisme, la perte de valeur d’un monde réel jugé mauvais dans son principe.
Peu de chiffres, peu de données, statistiques ou autres, quelques dates, surtout symboliques (1973, 1974, 2001), très peu de références académiques, ici ou là Alexis de Tocqueville, Axel Honneth, ou Raymond Aron. Une austérité assumée tout au long de ces 700 pages, qui constituent une lecture exigeante mais roborative, riche en tout cas d’aperçus originaux, pour ne pas dire paradoxaux, sur l’origine du monde contemporain, la nation, les guerres et la démocratie. Le dernier livre, massif, de Marcel Gauchet échappe aux catégories, ne relève ni de l’histoire ni de la sociologie, ni de la philosophie politique. Peut-être de la théologie.
Le tome IV intitulé Le nouveau monde se veut la conclusion d’un ensemble de quatre volumes consacrés à « l’avènement de la démocratie ». Un avènement qui ne semble guère joyeux : c’est dans un tableau d’une sombre grandeur que Marcel Gauchet décrit la construction du monde d’aujourd’hui. Ce n’est pas qu’il se rallie à tous ceux qui, reprenant une antienne de jadis, diagnostiquent le « déclin de l’Occident ». Peu tenté par « l’illusion néolibérale », rétif au socialisme réel, dont il analyse l’effondrement, il veut décrire les étapes et les effets d’un lent et mystérieux phénomène théologico-politique qui fait de l’Europe un laboratoire du futur, une avant-garde qui s’ignore : l’effacement de l’arrière-plan religieux dans la société. L’œuvre est grave, mais optimiste marginalement.
Un nouveau monde est né, dans les années 1970, dont les contours sont encore flous, mais qui se caractérise par un phénomène presque invisible, « la sortie de la religion » et la fin de ce que Marcel Gauchet appelle l’hétéronomie : en d’autres termes, le lien avec l’Un, dieu ou principe religieux, qui se traduisait par le respect spontané de la hiérarchie et l’attachement naturel à la tradition. Marcel Gauchet observe que cette hétéronomie qui garantit les liens de l’individu avec le collectif cède progressivement la place à l’autonomie, autre nom de la liberté individuelle. Longtemps, en tout cas dans une période de transition ou de « stabilisation » qui va de 1945 aux années 1970, les deux principes ont cohabité, le pouvoir gardant les fastes et l’aura que lui garantissait son origine divine, alors qu’en fait cette autorité était minée par les progrès de l’autonomie.
Ce processus est désormais achevé, l’autonomie s’est « radicalisée », et la société européenne, devenue totalement profane ou en passe de l’être, doit chercher de nouveaux équilibres, en quelque sorte horizontaux, passer de la « libération » à la « liberté ». De là vient un « immense malaise » dont il faut faire le constat. On a assisté à la prise du pouvoir par l’économie, à la « déconfiture » du keynésianisme, au triomphe des idées néolibérales, à la dictature du management. Premier paradoxe né de cet « ébranlement souterrain », première idée contre-intuitive : le lieu où cette métamorphose trop radicale pour ne pas être inquiétante prend sa forme la plus avancée serait l’Europe, qui devient ainsi le laboratoire d’un nouveau modèle, totalement profane, de l’être-ensemble encore à naître.
Dans des pages surprenantes Marcel Gauchet explique à cet égard pourquoi les États-Unis, contrairement à l’idée reçue, ne sauraient être un modèle exportable, en raison de leurs origines. L’importance et la pluralité des sectes persécutées qui s’y sont établies font que là-bas l’autonomie (les libertés individuelles) est assise sur l’hétéronomie : une exception inexportable.
Deuxième paradoxe et deuxième idée surprenante : la thèse de la fin des empires au profit de la nation, comme forme insurpassable de collectivité, qui va de pair avec une individualisation accrue. Marcel Gauchet détaille les conséquences, notamment psychologiques, de ce phénomène d’autonomie, qui ronge à ses yeux les relations à la famille, à l’école et à la nation, à ce que ces institutions peuvent transmettre de la tradition. L’autonomie, une fois débarrassée de toutes les formes de soumission aux normes, prend un nouveau visage, inattendu, décevant, celui d’une « immense désorientation qui affecte les esprits », une forme de déréliction, là encore.
Nous aurions sans doute tort de ne pas prendre au sérieux la question théologico-politique qui, finalement, découle de ces analyses complexes : peut-on fonder une société sur la seule autonomie, sur les seules relations interpersonnelles, sur l’espace public profane, sans la dimension « verticale » de l’hétéronomie ? En même temps, on doit bien reconnaître que cette notion d’hétéronomie embrasse assez largement. Trop peut-être. Marcel Gauchet attire l’attention sur les dangers de l’individualisation radicale et la disparition des communautés, du collectif. L’autonomie seule ne peut-elle fonder une société ? Peut-on envisager une communauté humaine sans religion – autrement dit sans « liaison », sans « attachement » –, sans transcendance, une société de l’immanence pure ? Jusqu’ici, les sociétés profanes que l’on a connues en Occident préservaient discrètement, hypocritement, grâce par exemple à la séparation de l’Église et de l’État, leur assise « hétéronome ». La religion, même contestée, offrait encore ses cadres intellectuels. Mais nous avons vécu le dernier tournant de la modernité, l’élimination de la religion. Apparaît dès lors une vraie question, rarement posée : comment construire une société de l’autonomie radicale, de l’individu seul, sans hétéronomie ? Une forme nouvelle de démocratie associant la liberté de chacun et l’action de tous est-elle viable ? possible ? souhaitable ?
L’entreprise de Marcel Gauchet impressionne par l’ambition du propos et le détail des analyses. Même ceux qui ne croient pas à la fin des empires, à la disparition des guerres, au caractère intrinsèquement religieux de la morale sociale, ne peuvent que rester admiratifs devant le travail approfondi ainsi engagé. Curieusement, toutefois, alors même que l’ouvrage dessine un monde unifié par un processus collectif, on bute sur une limite du livre : la question de l’Umwelt naturel et le défi de l’épuisement des ressources naturelles ne sont pas évoqués alors qu’ils imposent l’idée d’un destin collectif, commun, de l’humanité face aux catastrophes écologiques à venir. Pour la première fois dans l’histoire, la notion d’humanité prend un sens concret.