Le dernier opus ambulatoire d’Antoine de Baecque ne bat pas la campagne électorale. Il célèbre et étudie une marque, Godillot, devenue un terme courant, un nom commun. Ce qui est un rare destin comme Godin ou Frigidaire, qui ont perdu leur majuscule. Comme le dernier, devenu familièrement frigo, godillot s’est décliné populairement en godasse. Il est entré, sans précaution sur le seuil, dans l’art et son histoire par le génie de Vincent Van Gogh. Lequel a fait d’une paire de souliers une sorte de nature morte (l’expression anglaise still life serait plus pertinente pour qualifier la paire au repos, quittée par les pieds qui l’animent).
Antoine de Baecque, Les godillots. Manifeste pour une histoire marchée, Anamosa, 256 p., 18,50 €.
Le sous-titre, « Manifeste pour une histoire marchée », développe des positions qui avaient été évoquées par Antoine de Baecque dans sa Traversée des Alpes, et dont le chemin était balisé par l’histoire des mobilités anciennes portées par le GR5 contemporain. Dans le présent ouvrage le godillot, objet trivial, devient pour l’historien un guide chronologique qui le met à pied d’œuvre pour explorer plusieurs champs de recherche : histoire industrielle, histoire militaire et politique, histoire du travail et du loisir, avec une étape, un intermède, dans l’histoire de l’art et de la philosophie. Michelle Perrot avec Histoires de chambres ou Pascal Dibie avec Ethnologie de la porte ont initié ce parti d’un certain ordinaire pour explorer les richesses insoupçonnées de ces choses communes.
Antoine de Baecque a choisi ces gros souliers, attributs qui n’ont rien d’accessoires car ils assurent aux marcheurs une protection durable de la part anatomique qui porte et emporte le corps mobile. Cette histoire marchée débute comme une ego-histoire puisque que le texte commence par le récit de la découverte attendrie, dans un carton – d’archives ? – à l’enseigne du Vieux campeur, des premières chaussures de marche de l’auteur. Tout le souvenir se niche dans ces premiers pas qui ont arpenté le Vercors, haut-lieu de l’histoire familiale. Mais la grande histoire n’est ni perdue de vue, ni lâchée par une rumination introvertie. L’auteur, historien singulier et reconnu, retrouve vite et suit la trace vivace des pratiques contraintes ou ludiques que les godillots ont permis. En cinq séquences sur un siècle, du Second Empire de Badinguet à la Cinquième République du Général, Antoine de Baecque nous conduit de la matérialité du cuir dur à la symbolique de l’inconditionnalité politique.
Soit une forme de chaussure ancienne, solide et montante, le brodequin dit napolitain, que les militaires français découvrent et adoptent pour équiper les bataillons chargés de défendre le territoire et de conquérir outre-mer. On est en 1859, Alexis Godillot, sûr du marché public lucratif, lance son entreprise industrielle au 61, rue Rochechouart à Paris. L’établissement fut, en France, un pionnier du travail à la chaine : des peaux initiales à la chaussure prête à servir la division des ateliers mécanisés permet de produire jusqu’à un million de chaussures par an en 1868. La performance industrielle n’empêchera pas la débâcle militaire de Sedan, mais l’esprit de la revanche assure au fournisseur des commandes substantielles.
Pendant quatre décennies les godillots seront les compagnons du fantassin formé par d’interminables marches et des exercices de manœuvres. Des études minutieuses menées par la chronophotographie d’Etienne-Jules Marey permettent d’analyser les postures de la marche et prétendent optimiser celle du soldat. Ce qui implique de réformer les pratiques de marche acquises du jeune paysan ou ouvrier, tâche plutôt téméraire ! Le compagnonnage forcé du soldat et de ses souliers sera l’un des sujets préférés du répertoire du caf’conc : les godillots du pioupiou, du bidasse, du poilu, seront célébrés dans les cafés concerts des villes de garnison et à Paris : « Ils sont lourds dans le sac… ». Antoine de Baecque rappelle les nombreuses variantes de cette poésie de tourlourou, dont les pieds, cloutés, n’ont rien des semelles de vent.
L’intermède des souliers de Van Gogh permet à Antoine de Baecque de revenir sur une série de neuf tableaux peints pendant l’hiver 1886-1887. Des études, dans lesquelles Van Gogh joue des positions et des éclairages sur ces souliers du peuple, usagés, voire éculés. L’historien reprend un dossier ouvert par Heidegger en 1936, repris par Derrida en 1977, qui avait entre-temps été investi par l’historien de l’art Meyer Schapiro. Heidegger avait trouvé dans cette paire « l’être de l’étant », le symbole d’une paysannerie idéale, travailleuse de la terre (l’armée allemande marchant en bottes, le godillot ne pouvait être martial au Pays de Bade…). Jacques Derrida se saisit en 1977 de la paire en question, il s’amuse de l’interprétation heideggerienne sous le titre « Restitutions, de la vérité en pointure ».
Antoine de Baecque se garde bien d’arbitrer et de conclure ce dossier où les concepts ont du mal à trouver chaussures à leurs pieds. La prudence historienne s’écarte, à pas menus, de ces chemins interprétatifs qui ne mènent pas très loin, sinon nulle part. Il choisit de retrouver le moment dans l’œuvre de Van Gogh, la trace de cette expérience dans sa correspondance. Ces souliers seraient un autoportrait du peintre confronté à la misère de sa condition d’artiste.
Les godillots ont bien été des chaussures des campagnes. Antoine de Baecque expose cette ruralisation, qui est une dialectique rurale entre les sabots et les godillots. Les sabots ont chaussé des siècles durant, voire des millénaires, les paysans. Le sabotier était l’un des artisans du village, il façonnait une bûche pour lui donner la forme du sabot, abri rigide du pied que le paysan aménageait à sa convenance de tissu ou de paille. Le sabot protégeait du froid, se retirait ou se remettait à volonté au seuil du logis, permettait de peser fort sur la bêche. Usés, ils finissaient dans la cheminée pour allumer le feu.
Quand le fantassin rural a rapporté de la guerre ses godillots, ceux-ci trouvèrent à la ferme les sabots. Il fallut choisir entre ces pair(e)s : aux sabots les travaux des champs, par temps humide, et de l’étable, aux godillots les marches sur terrain sec et les sorties de chasse.
Quand le randonneur civilise les gros souliers militaires, c’est moins une adoption qu’une adaptation. Le développement de la marche de loisirs va donner aux godillots une valeur de liberté, même si le mouvement scout l’accompagne encore d’un uniforme. Puis les mouvements de jeunesse, sous le slogan de Léo Lagrange (« Les godillots permettent aux jeunes de se libérer de la ville. Les inégalités disparaissent avec les mêmes chaussures pour tous… ») vont diffuser son usage récréatif et social. Ses semelles à clous vont tracer les premiers chemins de randonnée dès les années trente mais leur rusticité va être aménagée par l’usage du caoutchouc. C’est en Italie, d’où venait le brodequin napolitain, que se réalise l’innovation qui combine le bon vieux cuir de la tige et la semelle synthétique élaborée par Pirelli. Les cordonniers lombards de la montagne et les chimistes milanais conçoivent la nouvelle chaussure Vibram. L’innovation va faire des émules de ce côté-ci des Alpes, à Grenoble. Le caoutchouc remplace les semelles d’avant et donne un nouvel essor à la randonnée : en trois décennies la paire a perdu 50% de son poids. Antoine de Baecque note que, dans l’armée, les rangers (BMJA, brodequin de marche à jambière attenante…) remplacent les godillots vers 1960. Soit un siècle d’endurance pour le meilleur et pour le pire : certains monuments aux morts en gardent la forme de bronze aux pieds des poilus héroïques.
L’usage politique de la notion de « godillots » date des débuts de la Cinquième République. L’expression a été revendiquée par les fidèles de la politique de son fondateur, Charles de Gaulle. Leur inconditionnalité a été reprise et sans cesse illustrée par Le Canard Enchaîné. Autour du thème des godillots s’affairent tous les talents d’écritures et de dessins de la rédaction du palmipède satirique : A. Ribaud, R. Bacri, R. Tréno pour les mots, R. Moisan, J. Lap, Escaro pour les traits. Un Dictionnaire des godillots publié en 1967 parachève ce moment historique. Cette fortune critique marque à la fois une consécration symbolique et une mise au rebut de cet article chaussant dont les traces ont marqué durablement l’histoire nationale, du front exposé au nord-est aux pentes montagnardes souvent résistantes.
Cette édition comporte une belle iconographie qui permet de voir le godillot sous toutes ses coutures, de l’usine-modèle de Mr. Godillot aux photos des randonneurs bienheureux. Cet ensemble est évidemment dominé par les misères de Van Gogh, mais les dessins du Canard Enchaîné sont un contre-point éloquent à verser aux archives de la vie politique.
On fera observer au professeur de Baecque que certains de ses pairs ont été des universitaires à godillots et à guêtres : géologues, botanistes, géographes ont conjugué empiriquement les joies du terrain et le confort, relatif, des godillots. Toute une iconographie disciplinaire de la première moitié du XXe siècle atteste de ce versant scientifique par des photos de groupes et en pieds : ceux des profs dans des souliers rôdés, ceux des étudiants dans des godillots qui restent « à faire », comme leur savoir à construire. Dans Saudade on découvre que le leica du jeune Lévi-Strauss, qui n’était pas le pinceau de Van Gogh, a saisi en gros plan le godillot du « maître » Emmanuel de Martonne excursionnant dans la Serra do Mar, dans l’arrière-pays de Rio de Janeiro.