Un lieu imaginaire pour évoquer une triste réalité ; Karen Jennings explore un coin de l’Afrique du Sud si méconnu qu’un homme est prêt à tout pour le faire exister.
Karen Jennings, Les oubliés du Cap. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Benoîte Dauvergne. L’Aube, 302 p., 22 €
Karen Jennings s’est inspirée pour ce livre de Strandfontein et de Doringbaai, deux localités de la côte ouest de l’Afrique du Sud, dans la province du Cap-Occidental. Un lieu inhospitalier, loin des terres que se disputaient les puissances coloniales européennes autrefois. Ici, sur la côte Atlantique près de la rivière Olifants, pas de parc naturel classé, ni de mine d’or. Traditionnellement, on vit de la pêche, mais la conserverie de poisson locale a fermé.
La ville (imaginaire) de Soutbek est divisée en une partie haute et une partie basse. La ville haute a été ravagée par les intempéries et ses habitants privés de logis se réfugient dans la ville basse, où réside le maire. Originaire de la ville haute et premier maire de Soutbek qui soit un « homme de couleur », Pieter Fortuin tâche de faire venir des vivres, propose aux sans-abri un logement temporaire dans la mairie. Parmi eux se trouvent son neveu Willem et un couple vieillissant qu’il faisait travailler comme domestiques chez lui. Les moyens humains et financiers manquent.
Aux prises depuis plusieurs années avec la situation difficile de la ville, il s’est tourné vers l’étude du passé de la région : explorée par les Portugais puis les Hollandais en quête de la mythique Monomotapa, véritable eldorado de l’Afrique. Aidé par un historien, il a écrit un livre sur la région, dont le point d’orgue est une expédition hollandaise particulièrement persévérante qui entre en contact avec les peuples locaux et trouve, non pas de l’or, mais « un trésor bien plus précieux ». Le journal du personnage central fait cohabiter le néerlandais (proche parent de l’afrikaans) et le dialecte (plein de « consonnes à clics ») de ceux qu’on appelait autrefois les « Hottentots ». Soutbek serait le véritable creuset de ce qu’on appelle « la nation arc-en-ciel » : c’est là que des hommes issus de peuples différents sont parvenus à vivre en harmonie. Elle serait l’exception dans un monde où les tribus semblent toujours en lutte les unes contre les autres, un monde où certains ont justifié des pratiques ségrégationnistes telles que l’apartheid par cette prétendue incompatibilité fondamentale entre les différents peuples.
La presse se passionne pour cette Histoire de la région de Soutbek. Quelques touristes font leur apparition. Fortuin promet de nouvelles maisons aux gens de la ville haute qui n’ont plus de toit. Son épouse, Anna, est tellement impressionnée par les mots du maire, dans son livre et dans le discours qu’il fait aux habitants qui vont être relogés, qu’il lui semble redécouvrir un homme qu’elle fuyait depuis longtemps. Tout s’effondre quand il lui révèle que les maisons seront construites ailleurs, les habitants déracinés, que l’Histoire qu’il a écrite est un mensonge.
Malmené par une réalité tellement dure qu’il n’a pas voulu la même pour son fils, Pieter Fortuin a rêvé une légende dorée dans l’espoir que la ville s’enrichisse. Il a voulu faire miroiter l’image d’un « vivre ensemble » dont lui-même ne veut pas, ou plus. « L’Histoire, c’est moi », déclare-t-il à sa femme. Rien n’est plus vrai : il s’invente symboliquement un lignage métissé, un père hollandais, Pieter van Meerman, et une mère namaqua (les Nama ou Namaquas sont un peuple d’éleveurs d’Afrique australe). Il réutilise, peut-être inconsciemment, le mythe raconté par le doyen de Soutbek, selon lequel les habitants seraient nés des amours d’une femme et d’une créature mi-homme mi-poisson (« merman » en anglais). Il donne une légitimité au rêve d’une nation post-apartheid métissée et heureuse, et aux gens de Soutbek une raison d’être fiers de leur ville.
Pourtant, le héros, Pieter van Meerman, s’extrait en permanence du groupe auquel il appartient : il quitte les Pays-Bas, puis la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, puis son activité d’élevage et de contrebande au Cap. Il se lie avec les Namaquas puis s’en sépare. Comme Fortuin, c’est la quête de la richesse et du confort matériel qui l’anime, celle de la survie dans les moments difficiles. La fameuse société pluriethnique harmonieuse qu’il forme avec quelques autres tient surtout du hasard. À la lecture du livre, Willem est d’ailleurs davantage inspiré par l’esprit d’initiative de van Meerman que par la création du groupe.
Avec Les oubliés du Cap, son premier roman, Karen Jennings, montre l’Afrique du Sud d’aujourd’hui : un pays très inégalitaire malgré la fin de l’apartheid. Fidèle aux thèmes de son recueil de nouvelles Away from the Dead (2014), elle peint la dure réalité, la pauvreté, les promesses illusoires du tourisme, et livre une réflexion fine sur le rapport des hommes à leur passé.