Albert Cossery : l’art du désœuvrement

« Tant que j’aurai un peu de pain à portée de ma main / Une gourde de vin et un morceau de viande, / Et que nous pourrons tous les deux nous asseoir dans la solitude, / Aucun sultan ne m’aura pour convive dans ses plus somptueux festins », dit Omar Khayyam, un des prédécesseurs possibles d’Albert Cossery, dans l’un de ses Quatrains.


Rodolphe Christin, Le désert des ambitions : Avec Albert Cossery. L’Échappée, 143 p., 14 €


Celui qui devait cacher ses vers, craignant le fanatisme du peuple, aurait pu être le fondateur de toute une lignée de « propres-à-rien », flâneurs insouciants, soûlographes patentés, apôtres du désœuvrement, dénonciateurs de l’imposture du monde, agents de la subversion, qui, comme Bartleby le scribe, « préféreraient ne pas ». De Stevenson, qui rappelle combien la faculté d’être oisif est la marque d’une nature généreuse et d’une conscience aiguë de sa propre identité, à Robert Walser, qui avoue avoir pour seule ambition d’être un « zéro tout rond », de Knut Hamsun, dont les vagabonds, jouant en sourdine, refusent de rentrer dans le rang, à Hermann Hesse, avec ses essais de paresse sur des rôdeurs sans feu ni lieu, les fileurs de rêves ne manquent pas dans la littérature mondiale.

À la liste de tous ces irrécupérables, coupables du crime de lèse-respectabilité, il conviendrait d’ajouter le nom d’Albert Cossery, ce disciple de Diogène né au Caire en 1913 et mort à Paris en 2008, dans un petit hôtel de Saint-Germain-des-Prés, cet « hédoniste du peu », comme l’appelle Rodolphe Christin dans le fraternel hommage qu’il lui rend, reconnaissant sa dette à l’égard de celui grâce à qui il a découvert la « part archaïque » de son « âme », comme il l’avoue sans craindre d’employer un mot que d’aucuns, se croyant à l’avant-poste de la modernité, jugeraient désuet.

« Ils étaient vivants et ils m’ont parlé », aurait pu dire Rodolphe Christin des livres d’Albert Cossery, avec la même fébrilité que Henry Miller naguère quand il confiait la joie ressentie à se mettre à l’écoute de certaines œuvres indispensables à sa survie. L’essai de Rodolphe Christin est aussi bien la confession d’un lecteur qu’un portrait d’Albert Cossery en jeune fainéant, en contemporain de Cioran et de Debord, en amoureux des beautés à peine pubères, en vieil alchimiste, en écrivain pour ainsi dire clandestin, non parce qu’il ne connaissait pas le succès, mais parce qu’au lieu de se livrer à tous les jeux de dupes et de peiner à la tâche pour s’enrichir, il préférait vivre de façon à ne pas être rangé dans la catégorie des morts-vivants, ces affairés plongés dans un perpétuel état comateux, toujours occupés à jouer des coudes pour se faire une place au soleil.

Susan Glaspell, Le retour de la fugitive,Phébus

Les huit livres, tous écrits en français, qu’Albert Cossery a légués à la postérité sont autant de bréviaires pour une rébellion par la dérision. À l’opposé des tristes et des besogneux, ceux qui « font carrière en suivant la commune routine », les personnages de Cossery, mendiants, poètes, chanteurs des rues, prostituées, voleurs, esthètes des bas-fonds, forment une cour des miracles où les farceurs sont rois, où résonne, dit-il dans Les couleurs de l’infamie (1999), le rire de qui veut « découvrir la face ignoble et grotesque des puissants de ce monde ».

Dans La violence et la dérision, qui date de 1964, un groupe de malicieux frondeurs a décidé de mettre au service de la révolution l’arme terrible de la dérision pour en finir avec les autocrates. Un cortège de miteux traverse ce roman, comme tous les romans d’Albert Cossery, l’adepte de la résistance passive, qui a enseigné à ses antihéros loqueteux comment élever la paresse au rang de l’un des beaux-arts (Les fainéants dans la vallée fertile), comment s’opposer aux affidés des gredins au pouvoir, comment se soustraire à la toute-puissance du réel : en dormant tout son content (ce qui, soit dit en passant, n’est pas sans rappeler l’épitaphe que La Fontaine avait voulue pour sa tombe : « Jean s’en alla comme il était venu , / Mangea le fond avec le revenu, / Tint les trésors chose peu nécessaire. / Quant à son temps, bien sut le dispenser : / Deux parts en fit, dont il soulait passer, / L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire »). Il faut dormir tout son soûl, insiste Rodolphe Christin à la suite d’Albert Cossery, car le dormeur est le double nocturne de l’agitateur et le sommeil « l’utopie réalisée ».

Aveugles, manchots, boiteux – tous les « boueux » dans ce monde interlope – ont la fierté de ceux qui plient mais ne rompent pas. On ignore si ces marginaux sont des illuminés, des anarchistes ou des acolytes de malfaiteurs. Ces « hommes oubliés de Dieu », ces « mendiants et orgueilleux », ne sont pas des plaintifs réclamant un peu d’attention d’Allah. Même frappés de tares définitives, ils donnent l’impression de mener leur existence en marge de la normalité avec une espèce de sérénité que leur envieraient des maîtres de la sagesse, sérénité mâtinée d’amusement devant le « spectacle permanent de la folie stupide » qu’offrent leurs prochains.

Même si un livre comme Une ambition dans le désert se révèle impitoyable envers les « mensonges sur lesquels repose tout le système social », même si Albert Cossery fait plusieurs fois allusion à la « précarité des civilisations matérialistes et leur immanquable liquidation », il serait aventuré de voir en lui un de ces prophètes du pire qui prolifèrent depuis la fin du siècle dernier. Ni d’avant-garde ni d’arrière-garde, il est à l’image d’Omar Khayyam : un solitaire qui a planté sa tente là où il se trouve hors d’atteinte. Il se rit des entreprises humaines. Il avoue aimer le vin, les femmes et, par-dessus tout, la liberté. Quant à la gloire, dans Un complot de saltimbanques, l’un des personnages, comme s’il parlait au nom d’Albert Cossery lui-même, nous rappelle qu’il n’a aucune ambition car, dit-il, il faut avoir une âme basse pour souhaiter la célébrité dans le monde « débile » qu’est le nôtre. Rodolphe Christin cite à plusieurs reprises La société du spectacle à propos de l’attitude de refus d’Albert Cossery, mais c’est sur la confidence d’un autre livre de Guy Debord, Panégyrique, qu’il faudrait conclure cette invitation au voyage en compagnie d’un réfractaire au cœur nomade qui ne se souciait guère des modes : « Quand “être absolument moderne” est devenu une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout, c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste. »

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