Passionnante, riche, complexe, précise, érudite, cette exposition s’intitule simplement Jardins. Elle comporte deux cent trente-trois œuvres : peintures, dessins, gravures, plans géographiques, sculptures, photographies, brefs extraits de films. Elle unit l’artistique et la science.
Jardins. Grand Palais, 75008 Paris. 15 mars-24 juillet 2017
Catalogue officiel. RMN-Grand Palais, 352 p., 760 ill. coul., 49 €
Le catalogue de cette exposition originale est un instrument de recherche et de réflexion. Les commissaires en sont : Laurent Le Bon (conservateur et président du musée Picasso), Marc Jeanson (responsable de l’Herbier national du Muséum national d’histoire naturelle), Coline Zellal (conservatrice du patrimoine)… Tu perçois les parterres, les couleurs et les formes des fleurs, les herbes, l’humus, les labyrinthes, les promenades, le loisir, les fêtes idylliques, les bosquets. Les jardiniers, les botanistes, les architectes-paysagistes, les peintres interviennent ; ils exécutent et concrétisent les patrimoines verts et les sites heureux. Dans les jardins, ici, se tissent l’utile et l’agréable, l’infiniment petit et l’infiniment grand, l’ordre et le désordre, la vie et la mort. Ainsi, le poète William Blake (Présages d’innocence, 1789) note : « Dans un grain de sable voir le monde / Et dans chaque fleur des champs le paradis. »
Divers artistes peignent les jardiniers. Le peintre flamand Émile Claus représente Le vieux jardinier (1885), qui vient d’enlever ses sabots et se trouve sur le seuil de la maison ; voûté, il est simultanément un employé du propriétaire, le prince des plantes, le commis de la Nature, un prophète. Paul Cézanne peint Le jardinier Vallier (1906). Vallier a été au service du peintre ; il est l’une des rares personnes représentées par Cézanne dans les dernières années de sa vie ; ce jardinier est assis, en plein air. En septembre 1906, Cézanne écrit à Émile Bernard : « J’étudie toujours sur nature, et il me semble que je fais de lents progrès. » Dans les années 1920, un anonyme photographie Monet : Claude Monet posant devant les Grandes décorations des nymphéas, Giverny. L’artiste a aménagé un jardin d’eau et y a placé des variétés (jaunes, roses, rouges) de nymphéas ; il est le jardinier parfait de ce « bassin des nymphéas ». Âgé, il a réalisé un rêve.
Certains textes évoquent la destinée des jardiniers. Le romancier Michel Tournier (Le vent Paraclet, 1977) précise : « Dès qu’on parle jardin, il convient de dépasser la géométrie plane et d’intégrer une troisième dimension à notre méditation. Car l’homme-jardin par vocation creuse la terre et interroge le ciel. Pour bien posséder, il ne suffit pas de dessiner et de ratisser. Il faut connaître l’intime de l’humus et savoir la course des nuages. Mais il y a encore pour l’homme-jardin une quatrième dimension, je veux dire métaphysique » ; et, selon Tournier, le jardin « se contracte dans un instant mystique » lorsque « le présent s’éternise »… Tu lis Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs (1600) de l’agronome Olivier de Serres : « Le jardinier est appelé l’orfèvre de la terre : parce que le jardinier surpasse d’autant plus le simple laboureur que l’orfèvre le commun forgeron ». Dans la Bible, Adam (l’homme) a été modelé avec la glaise du sol (adamha) ; alors Adam doit, dans l’Éden, « cultiver et garder » la propriété qui lui échoit comme jardinier et gardien ; puis Adam et Ève sont chassés de l’Éden : « À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol puisque tu en es tiré ; car tu es glaise et tu retourneras à la glaise ». Après la chute, le jardinier est courbé vers le bas en un travail pénible… Dans l’évangile selon saint Jean, près du tombeau du Christ, Marie-Madeleine perçoit celui-ci comme un jardinier ; le Christ lui dit de ne pas le toucher (« Noli me tangere »). Et un certain nombre de tableaux ont montré la rencontre de Marie-Madeleine et de Jésus ressuscité avec sa bêche de jardinier.
Dans l’exposition du Grand Palais, tu découvres des outils de jardin de diverses époques : des arrosoirs, des sécateurs, des cisailles. Tu perçois les modèles réduits d’instruments agricoles : une échelle double ordinaire, une brouette à coffre. Et tu lis les « instructions sur la manière de dresser les ifs » (XVIIe siècle).
Donc, tu as visité d’abord le côté des jardiniers. Puis tu marches du côté des botanistes devant les touffes d’herbes, les couleurs rayonnantes des fleurs et des fruits, les herbiers… Albrecht Dürer peint (à la gouache, sur un parchemin très fin et lissé) La petite touffe d’herbes et un Bouquet de violettes (dans les années 1490). Conrad Gessner, naturaliste suisse (1516-1565), représente maints détails de la morphologie des fleurs, des fruits et des graines ; il note les organes sexuels des plantes ; il étudie les livres des auteurs antiques (en particulier Théophraste) ; il a entretenu des correspondances avec des apothicaires et des propriétaires de jardins ; il a répertorié des dizaines de plantes jusqu’alors inconnues sur ce territoire. Issue d’une famille noble, Mary Delany (1700-1788) fréquente la cour anglaise, elle se livre à des occupations intellectuelles et artistiques ; elle a entretenu des correspondances avec Swift, Haendel, Hogarth ; elle a créé près de mille planches (aujourd’hui conservées au British Museum) ; pour représenter telle plante (par exemple la Fleur bocagère de Barbade), elle découpe de minuscules morceaux de papier de soie coloré à la main ; avec une précision extrême, elle donne à voir les pétales, les étamines, le calice, les feuilles, les tiges ; et la plante est posée sur du papier plus sombre ou plus clair ; le nouveau genre technique de Mary Delany s’intitulait les Paper Mosaiks. Observateur naïf de la nature, Delacroix s’initie à la botanique ; telle aquarelle s’intitule Étude de fleurs : pavot, pensée et anémone (vers 1845-1850). Á Florence, un scientifique (Amici) et un modeleur (Calamai) créent une planche pédagogique (en cire, pigments, bois, papier en 1836-1839) : Modèle de la fécondation de la courge. Certaines fleurs très précieuses sont sculptées par les diamants, les améthystes, les saphirs, les rubis, l’or, la platine ; la maison de haute joaillerie française Van Cleef & Arpels crée vingt-huit œuvres. Et la maison Cartier crée depuis 1847 jusqu’à aujourd’hui la flore dans la haute joaillerie…
La technique de l’herbier pour conserver des plantes a été inventée vers 1530-1540. Elle se répandit rapidement parmi les botanistes. Autrefois, un herbier se nommait un Hortus siccus, un jardin sec. L’herbier est un outil indispensable à la taxonomie botanique. Dans le Grand Palais, tu vois l’Herbier-« moussier » (vers 1770) de Jean-Jacques Rousseau ; les planches offrent les mousses et les lichens. Au XVIIe siècle, Joseph Pitton de Tournefort (botaniste et voyageur) lègue au roi de France son immense herbier : y figurent plus de 6 400 espèces de plantes. Sans cesse, Paul Klee dialogue avec la nature, il étudie la croissance des plantes ; les planches (1930) de son herbier sont des dessins, les plantes grandissent en des lignes vives et fougueuses…
Du côté des paysagistes-architectes, tu examines les plans d’André Le Nôtre qui dessine les jardins « à la française » ; il soumet la nature selon des perspectives convergentes ; il organise terrasses, parterres de broderies, bosquets, charmilles, allées, terre-pleins, fontaines jaillissantes et bassins lumineux ; il trace les parcs de Vaux-le-Vicomte, Versailles, Marly, Meudon, Saint-Cloud, Sceaux… Vers 1570, Jacques Androuet du Cerceau dessine la « vue plongeante » sur le château de Vallery et ses alentours immédiats. En 1599, le peintre Giusto Utens peint quatorze « vues à vol d’oiseau » qui composent l’inventaire visuel des châteaux et des jardins des Médicis. Au XVIIIe siècle, un anonyme peint (sur ivoire) les vues du château et du parc de Versailles en dix-huit boutons de redingote (4 cm chacun)… Fragonard peint La fête de Saint-Cloud (vers 1775-1780) : les éclats de lumière, les gestes vifs, une atmosphère mystérieuse d’enchantements… Bien des paysagistes tracent les plans des labyrinthes.
Sur les murs de l’exposition du Grand Palais, tu lis un certain nombre de phrases qui éclairent et fascinent : « Si vous possédez une bibliothèque et un jardin, vous avez tout ce qu’il vous faut » (Cicéron) ; « Tout le bizarre de l’homme, et ce qu’il y a en lui de vagabond et d’égaré, sans doute pourrait-il tenir dans ces deux syllabes : jardin » (Aragon) ; « le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde » (Michel Foucault) ; « Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses » (Huysmans) ; « Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale, c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule » (Victor Hugo)…
À La Baule, en 1940, Édouard Vuillard meurt à soixante et onze ans. En 1939-1940, il a peint un très grand tableau inachevé qui s’intitule Le jardin hivernal au paon (gouache et peinture à la colle sur toile). L’œuvre est une monochromie de gris avec des arbres dénudés aux heures sombres de la guerre. Avec mélancolie, Vuillard a la force de peindre, peut-être avec une espérance.