Parti en Chine au printemps 1983 pour mettre en scène une de ses pièces majeures au Théâtre d’Art Populaire, Arthur Miller y écrit son journal de bord, Un commis voyageur à Pékin, qui fourmille d’anecdotes sur les répétitions quotidiennes, le théâtre, la ville, les distances culturelles et politiques. Il s’agit d’un document littéraire inédit en France, précieux quant à l’approche détaillée des scènes et rôles de la pièce et, au-delà, d’un reportage d’artiste sur un voyage et une civilisation.
Arthur Miller, Un commis voyageur à Pékin, Trad. de l’anglais (États-Unis) et annoté par Claire Debru. Photographies d’Inge Morath. Éditions du sous-sol. 286 p., 25 €
Arthur Miller, après l’Old Vic à Londres, est à l’honneur en France depuis plus d’une année puisque sa pièce Vu du pont, montée à l’Odéon à l’automne 2015 dans une très belle mise en scène d’Ivo van Hove, rencontre en ce moment le même succès éclatant au fil de la tournée. Mais en 1983, tenant du défi et du pari, le séjour de Miller à Pékin est une entreprise hors du commun à plus d’un titre : l’écrivain, âgé de 68 ans, a largement fait ses preuves sur tous les plateaux du monde occidental et sa pièce de 1949, Mort d’un commis voyageur, prix Pulitzer et montée on Broadway par Elia Kazan, est depuis lors devenue un classique du théâtre américain. Qui plus est, la Chine se relève à peine de la douloureuse révolution culturelle et Miller s’aperçoit vite qu’avec la troupe chinoise il est « en train de se frayer un chemin à l’aveuglette, vers une sorte de pays nouveau et inconnu où aucun de nous n’avait mis les pieds auparavant – eux dans leur Amérique imaginaire sauce Willy Loman, moi dans un Brooklyn chinois ».
Drôle de mélange, mais la Chine l’intrigue et l’intéresse, le voici donc à l’autre bout du monde, prisonnier de sa curiosité, émoustillé parce qu’il lui semble « qu’à tous égards ils vivent sur une gamme de plusieurs siècles ». Venu en touriste en 1978, il a rencontré le patron du Théâtre d’Art Populaire de Pékin, Cao Yü, ainsi que son metteur en scène et comédien de tout premier plan Ying Ruocheng, et il a déjà publié en 1979 la chronique de ses rencontres avec des intellectuels – Chinese Encounters -, un recueil de ses textes complétés par les photographies de sa troisième épouse, l’Autrichienne Inge Morath, ancienne assistante de Cartier-Bresson, qui a intégré l’agence Magnum. À la demande des deux Chinois désireux qu’il les aide à monter le Commis à Pékin alors même que Les sorcières de Salem sont données à Shanghai, Arthur Miller accepte. C’est ainsi que son journal de bord écrit entre les deux répétitions quotidiennes, s’ouvre à la date du 21 mars (1983) pour se clore le 7 mai (1984), après la première du spectacle.
Semaines intenses où il faut faire passer « la quintessence du théâtre américain », selon les dires de Cao, par des acteurs rompus aux techniques du théâtre traditionnel chinois, où il faut expliquer des faits de société, des gestes, un système de pensée, faire la part des naïvetés, des malentendus, des approches de la sexualité, où il faut surmonter les déconvenues matérielles – à commencer par le froid et l’obscurité déprimante, mais surtout une structure pauvre et usée, un bloc de stuc brun qui « exhale une haleine de crypte de cimetière », une électricité défaillante sous la férule de Vieux Feng, chef éclairagiste, des costumes rudimentaires, le tout à l’avenant. Pauvreté terrible et carences compensées par l’astuce des techniciens et décorateurs de l’atelier qui, par exemple, vont fabriquer, à partir d’une publicité parue dans un vieux numéro du magazine Collier’s, un frigidaire rutilant en papier mâché pour la cuisine des Loman, ainsi que les casques de football pour les fils adolescents. Pour la musique de scène, ce sera la bande américaine passée sur un magnétophone allemand des années cinquante. Le tout se passe dans un quartier qui rappelle à Miller le Coney Island des années trente ou l’après guerre en Europe, les denrées manquent, la nourriture est rationnée. Pourtant l’enthousiasme de l’écrivain-metteur en scène, engagé au pair avec un gîte miniature à l’hôtel des Jardins de Bambou et le transport sur place, ne faiblit pas au cours de « ce travail ardu et grisant, dans l’expérience d’observer la Chine à travers un champ de vision exceptionnel ».
Lectures, filages, fatigues, conférences de presse, maquillages, lumières, générales dans une salle de mille trois cents places, nous sommes au cœur de l’angoisse de l’auteur et des comédiens, au cœur du métier des gens de théâtre, plongés à l’intérieur, dans un livre d’artisan, opiniâtre et perfectionniste. « Le journal » est un outil indispensable pour qui veut monter le Commis ou qui s’intéresse à la Chine. On se souvient des notes de mise en scène et commentaires de Jean-Louis Barrault sur Phèdre parues en 1946, de sa « préparation » et de ses « remarques critiques divisées en quatre départements principaux : 1) artistiques 2) moraux 3) religieux 4) historiques », Barrault qui prend bien soin de ne pas éclipser toute la machinerie dramatique de la tragédie. De même Miller y veille et d’une certaine manière le mimétisme joue entre la construction du journal et celle de la pièce : après les préliminaires, la tension monte, alternent les scènes légères telle l’arrivée des postiches et perruques – « choux fleurs à fibre chimique ondulant sur leurs caboches », les moments intermédiaires, les stases grâce à « l’inimitable flegme mandchou » de Ying, traducteur sur le plateau et titulaire du rôle de Willy.
Viennent aussi les leçons de Miller, un instant agacé par une dilution de la concentration des fils, leçons qui font le pont entre la Chine et l’Amérique : « La pièce ne propose pas de solution au problème, à savoir l’aliénation que font naître les progrès technologiques. Ce que je montre c’est à quel prix nous est facturé le progrès. » Chacun absorbe les messages, la lenteur de la diction s’estompe, la troupe se soude, un acteur tombe malade, chacun apprend les variations culturelles, le temps presse. Le soir de la première, Arthur Miller savoure aussi une victoire personnelle, lui à qui l’administration, aux heures aiguës du maccarthysme, avait refusé un passeport pour se rendre en Belgique pour la première des Sorcières de Salem, est très conscient que ce soir de mai 1984 le Commis représente l’unique lien culturel entre les États-Unis et la Chine.
Ce « journal d’Arthur Miller », s’il éclaire à maints égards sur le théâtre et sa pratique quotidienne, fait aussi découvrir une intimité toujours discrète chez le gentleman-farmer de Roxbury (Connecticut), toujours retenue chez l’homme élégant à la ville – New York, Londres ou Paris. Il révèle en particulier une gratitude, une proximité émotive avec ses interprètes, comme le 31 mars où il est assis dans un fauteuil à moins de trois mètres des comédiens et commente : « Linda est prodigieuse… Assise, Linda lance son “Aide moi, Willy, je ne peux pas pleurer…”. La retenue, la pureté dans sa conception de cette femme, dans la valeur de Linda- tout se met en place avec une telle simplicité, un lyrisme élégiaque tellement contenu, que je ne peux pas me retenir de pleurer. Je vais de nouveau la serrer dans mes bras et lui donner un baiser après. » Chère Zhu Lin, star du Théâtre Populaire, qui arrive à vélo en pantalon bouffant, veste imitation denim boutonnée haut et casquette, comme tous ses camarades !
Avril et voici l’acte III: Miller rappelle dans un entretien à une revue théâtrale du cru qu’il a regardé le bond économique de son pays avec sévérité et que l’artiste est toujours un dissident. Le suivi chronologique de la période de répétition s’enrichit chaque jour de rencontres et remarques, de doutes et de trouvailles, c’est le côté reporter d’Arthur Miller – jeune homme il a fait des études de journalisme à l’Université Ann Arbor dans le Michigan – qui se donne ici libre cours sans longueur complaisante. Acte IV : soudain c’est la tension diplomatique entre les deux pays qui vient s’ajouter à la crainte larvée d’une exploitation idéologique de la pièce. Pourtant, graduellement, vont porter leurs fruits toutes les recherches d’équivalence, les clarifications – se souvenir qu’il n’y a pas de commis voyageurs en Chine mais des acheteurs ambulants –, les similarités inhérentes à la famille, ces pères nourris de part et d’autre de l’espoir que leurs fils deviennent un jour des dragons et qui leur insufflent l’ambition, sans parler de la discipline « assez puritaine » de la Chine. Suspense et attente jusqu’au bout car « l’enfer se déchaîne vite ».
Enfin, le 7 mai, avec l’obsession de la panne technique, vient le dénouement : la longue expérience de Miller (qui, pour le plaisir, est venu souvent incognito voir ses pièces jouées dans les théâtres de Broadway et en Europe), son amitié avec Ying, qui joue gros pour lui-même et le Théâtre d’Art Populaire avec une telle affiche, et le travail de métamorphose de la troupe vont convaincre et séduire un public nombreux et d’une curiosité intense. Les photographies d’Inge Morath donnent de beaux portraits des acteurs et montrent Miller en action ; ici un jeu de jambe, là une scène de bagarre, ou encore un tête-à-tête pour le choix d’une cravate, d’une robe ou d’une coiffure : il a l’œil exercé et il a du métier. Tout compte, ici plus qu’ailleurs car les références culturelles diffèrent si totalement que la vieille opacité de la Chine est toujours là à la fin du voyage, même si Arthur Miller est heureux de conclure : « Tout se passe dans un pays de l’esprit, où les gens qui ont un visage chinois et des cheveux noirs et lisses parlent et agissent comme s’ils appartenaient à une autre civilisation. Nous avons créé ensemble une sorte de maison et une famille, et une bataille à vivre, dans les terres de l’imagination ».