Comme souvent les problèmes profonds, celui qu’aborde le livre de Jean Baumgarten s’énonce clairement : si Dieu a fait l’homme à son image et que l’homme a un corps, faut-il en déduire que Dieu lui-même a un corps ? Peut-on s’interdire cette déduction sans, du même coup, jeter l’opprobre sur le corps ? En refusant les deux conclusions, la tradition juive n’a pas adopté une position commode. C’est bien pourquoi elle est aussi stimulante pour la réflexion.
Jean Baumgarten, Le petit monde : Le corps humain dans les textes de la tradition juive, de la Bible aux Lumières. Albin Michel, coll. « Bibliothèque Histoire », 400 p., 24 €
Il y a ce dont le livre de Jean Baumgarten traite, la conception juive du corps humain. Et il y a ce qu’en filigrane il met en question, rien de moins que la notion de tradition juive. D’une certaine manière, rien n’est plus typiquement juif que la tradition (kabbalah) entendue comme « la réception, la transmission et l’acceptation de normes, de règles, de textes et de pratiques communes, avec l’idée d’une continuité ininterrompue sans brisure ni reniement ». Transmettre la tradition est une des tâches que tout Juif doit accomplir. D’où cet adage du Talmud : « le monde ne se maintient que par le souffle des enfants qui étudient ». D’un autre côté, le judaïsme n’a rien secrété de comparable à l’Église catholique, cette institution porteuse d’une vérité officielle. Être juif, ce n’est pas apprendre par cœur un catéchisme, c’est lire, se confronter au texte, affronter ses difficultés, voire ses contradictions. D’où l’importance de la Torah orale, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne forme pas une tradition unifiée. La tradition juive, c’est l’acte de transmette, sachant que ce qu’il y a à transmettre est tout aussi bien la pluralité des interprétations, « une pensée ouverte, buissonnante et buissonnière », « un assemblage de constructions discordantes, désordonnées ». Et, s’il est un point sur lequel cette discordance – qui est aussi une richesse – est le plus frappante, c’est bien la question du corps.
Un rationaliste voit aisément comment le dieu unique et éternel de la Bible ne peut rien avoir de corporel : avoir un corps est forcément une limitation, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Un corps vieillit et son intériorité se distingue de son extériorité. Or rien ne saurait échapper à l’Unique et l’éternité est la moindre de ses qualités. À ce raisonnement de Maïmonide que partageront volontiers les philosophes, on pourrait toutefois objecter la lettre de la Torah. À maintes reprises, en effet, celle-ci mentionne des parties du corps de l’Éternel : sa bouche, quand il s’adresse aux prophètes, ses yeux, ses oreilles, son visage, ses mains. Le Livre dit bien sûr que ces parties du divin corps ne sauraient être visibles pour un être humain, ce qui laisse supposer que ce corps n’est pas tout à fait de même nature que ce que nous connaissons sous ce nom – mais ce serait tout de même un corps. La réponse du philosophe est prévisible : ce sont là des manières de parler, des métaphores, indispensables pour une humaine compréhension, mais qui ne sauraient être prises au pied de la lettre. L’argument peut satisfaire le rationaliste, sans doute pas l’adepte de cette lecture littéraliste qui caractérise justement l’approche juive de la Torah.
Celui-ci pourrait d’ailleurs objecter que, si Dieu fit l’homme à son image, il faut bien supposer qu’en quelque manière l’Éternel a lui aussi quelque chose comme un corps. Dire qu’une chose est à l’image d’une autre n’est pas les dire identiques, c’est même laisser entendre qu’elles se différencient sur des points non négligeables. On pourrait supposer qu’en tant qu’image de Dieu l’être humain lui ressemble comme le dessin ressemble à l’objet dessiné – avec deux dimensions au lieu de trois. Subsisterait cependant une difficulté liée au fait que c’est seulement l’homme qui, parmi toutes les créatures, est dit « à l’image » de Dieu. Ce qui ramènerait vers l’idée que ce n’est pas son corps qui le fait à l’image du Créateur, mais ce qui constitue sa spécificité par rapport aux autres êtres vivants : sa maîtrise de la parole et la pensée qu’elle rend possible.
À voir les choses ainsi, la pensée juive trahirait une influence grecque, ce qui n’aurait rien d’étonnant vu l’importance historique d’Alexandrie pour les deux cultures et la contemporanéité des écoles néoplatoniciennes et talmudistes. Ce n’est pas seulement pour la constitution du christianisme que la version grecque de la Bible, la Septante, aura été la référence, c’est aussi pour des intellectuels juifs d’Alexandrie, à commencer par Philon. Il ne serait donc pas impossible que le mépris grec pour le corps, dévalorisé au profit de l’âme, ait touché les Juifs aussi. Une telle contamination est d’autant moins improbable que le mépris du corps, plus encore que spécifiquement grec, apparaît comme une constante de la plupart des mysticismes. Elle serait portant contraire à l’esprit du judaïsme.
Être juif, ce n’est pas comme être chrétien ou musulman, ce n’est pas adhérer à un dogme que n’importe qui pourrait (devrait !) faire sien. Être juif, c’est appartenir à un peuple, lequel ne se caractérise pas par un territoire précis – depuis que, répondant à l’appel de l’Éternel, Abraham a quitté sa terre natale, les Juifs sont disséminés – mais par un certain nombre d’observances qui lui sont propres et qui sont transmises de génération en génération. Beaucoup de ces observances relèvent de la distinction entre le pur et l’impur, qu’il serait un peu naïf d’assimiler à des considérations hygiéniques : ce qui est déclaré impur est perçu comme sale ; ce n’est pas la saleté supposée qui ferait l’impureté. En quoi le lapin serait-il plus sale que le poulet ? Non seulement leur arbitraire supposé n’est pas une objection contre ces observances mais il en renforce le poids. On fait ceci et ne fait pas cela, non parce que ce serait rationnel de quelque point de vue que ce soit – quelle rationalité, médicale ou autre, à avoir deux réfrigérateurs pour ne pas rapprocher les produits lactés des carnés ? –, mais parce que l’on est juif et que telle est la tradition, ce à quoi un Juif se reconnaît pour tel. Or la plupart de ces observances, qu’elles touchent à l’alimentation, aux sécrétions, à la peau, concernent le corps. Cela commence évidemment avec la circoncision.
En donnant pour titre à son livre Le petit monde, Baumgarten nous amène à réentendre le mot trop usé de « microcosme », il nous dirige vers la pensée de la correspondance avec le « grand monde », le macrocosme. Si, dit-il, « une des particularités de la pensée mystique juive concerne l’importance accordée à la corporéité », c’est que l’inférieur qu’est le corps est « la demeure du supérieur, de la même façon que le temple est la résidence de Dieu sur terre ». Si paradoxal que cela puisse paraître à ceux qui assimilent mystique et rejet du corps, la focalisation sur le corps est, pour la mystique juive, « un des moyens pour sentir le divin, le goûter et s’y associer ». Cela s’explique bien sûr par la thématique de la création du monde comme écriture : « chaque groupe de lettres hébraïques est à l’origine de la création d’associations entre les éléments, les saisons, les astres et les organes du corps ». Encore que cette association elle-même soit justement ce qu’il s’agit d’expliquer. Mais peut-on vraiment parler d’explication, là où il s’agit somme toute d’une certaine expérience du monde et de soi, expérience qu’il y a plutôt lieu de décrire que de chercher à rationaliser?
Tel est ici le projet de Jean Baumgarten : montrer comment la conscience juive vit cette relation au corps. Mais si l’on peut parler de quelque chose comme une conscience juive, ce n’est certes pas au sens où il n’y aurait qu’une manière d’être juif. Ce serait plutôt dans la volonté d’accepter le pluralisme. Non seulement la tradition juive n’est pas faite d’une ligne unique, mais elle est fière du foisonnement intellectuel qui la constitue. À qui cite tel rabbin, il est toujours possible de rétorquer en citant tel autre rabbin, qui a dit tout autre chose. Ce n’est pas l’un ou l’autre qui constitue la tradition, c’est leur débat, leur désaccord même. Pour le faire sentir, Baumgarten cite une abondance de réflexions divergentes, dont il fait sentir à la fois la richesse et, dans certains cas, le caractère d’absurde superstition – la tradition, c’est de prendre en compte cela aussi, de savoir que cela a été dit et a pu exercer une influence.
En écrivant un livre aussi éloigné de tout esprit d’orthodoxie, Jean Baumgarten fait mieux que dire ce que serait la doctrine juive sur le corps, il montre en acte comment la tradition juive est faite de la richesse de ses incessants débats. Belle leçon !