Il y a dans le livre de Lucia Berlin cette scène hallucinante : après avoir descendu quelques verres de whisky, un vieux dentiste entreprend de s’arracher lui-même toutes les dents. Quand il faiblit, il oblige sa petite-fille à prendre la suite – « le sang dégoutte sur le plateau, plop, plop » – et à lui mettre des sachets de thé dans la bouche pour arrêter l’hémorragie. « Édentée, sa face est comme une tête de mort, blafarde au-dessus de la gorge sanguinolente. Une théière humaine avec ces étiquettes Lipton noir et jaune qui pendouillent comme des rubans de carnaval… il a fait dans son froc ».
Lucia Berlin, Manuel à l’usage des femmes de ménage. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Valérie Malfoy. Grasset, 558 p., 23 €
On croise des gitans au service des urgences, ils « ont de belles morts. Il y en a toujours une flopée, qui exigent d’être avec le mourant afin de l’embrasser, de l’étreindre, de débrancher et bousiller les télés… le plus beau, c’est qu’ils ne font jamais taire leurs gosses ». Ou une prof maladroite et exaltée qui pense « toucher de jeunes esprits impressionnables, alors qu’elle s’adressait à des petites chipies américaines. Chacune d’entre nous avait un riche, beau et puissant papa. À cet âge-là, les filles éprouvent les mêmes sentiments pour leurs pères que pour les chevaux. C’est passionnel », écrit Lucia Berlin.
Dans les quarante-trois nouvelles de Manuel à l’usage des femmes de ménage, Lucia Berlin nous entraîne au cœur de situations absurdes ou terribles, elle nous en fait sentir l’horreur et l’humanité, la tendresse, la beauté, l’ironie. Lucia Berlin est sans doute une des plus grandes écrivaines américaines du XXe siècle (née en 1936, elle est morte en 2004), mais son travail est passé quasi inaperçu jusqu’à ce qu’il soit redécouvert aux États-Unis en 2015. En tout, elle a écrit soixante-dix-sept nouvelles, publiées dans cinq ou six volumes entre 1980 et 1999.
Sur le rabat de la couverture du livre qui vient d’être publié en français, un portrait d’elle : yeux d’un bleu limpide qui regardent dans le vague, cheveux bruns rapidement attachés, cigarette à la main, elle a la beauté fulgurante d’une actrice italienne des années 1960. En voyant cette photo (et d’autres, prises par son troisième mari, Buddy Berlin), on retrouve l’impression, qu’on a eue en la lisant, de se trouver face à une âme lumineuse. C’est d’autant plus saisissant que Lucia Berlin a été très alcoolique pendant des décennies.
Dans ses nouvelles – très autobiographiques – revient le personnage d’une femme aux prises avec l’alcool : crises de delirium tremens, cures de désintoxication, magasins où elle court à l’aube acheter de la vodka avant le réveil des enfants… Tous les signes annonciateurs de la déchéance sont là. Sauf que, tout ce temps, Lucia Berlin a réussi à élever seule ses quatre fils, à travailler, comme prof, femme de ménage ou secrétaire médicale. Et à écrire. L’énigme, c’est : comment un livre avec autant d’addictions et de misère peut-il être aussi plein d’énergie, de joie, de couleurs, d’odeurs ? C’est souvent drôle, parfois triste, jamais déprimant.
Beauté d’un village de pêcheurs. Bonne humeur dans un café de Mexico. Solidarité des alcoolos et solidarité des femmes de ménage. Elles comparent ce qu’on leur a donné : « boucles d’oreilles dépareillées, vingt cintres, soutif déchiré… Prenez tout ce que la cliente vous donne et dites Merci. Vous pouvez toujours le laisser dans le bus, vous le mettre au derrière ». Confrontation entre une très jeune enseignante et un élève dangereusement séduisant. Femme enceinte que son mari oblige à lui rapporter de l’héroïne. Moment de grâce dans un orphelinat chilien : tout le monde saute à la corde, « même les religieuses s’y mettaient, sautent, sautent, elles flottaient, toutes bleues, dans le ciel ». Un grand-père cruel et raciste. Une femme qui sort d’un centre de désintoxication. « Elle fuma, réfléchit à quoi faire en classe la semaine prochaine. Faire des lasagnes ce soir. Savon et papier hygiénique… Ses listes la rassuraient ». Le soir, vaisselle, pile de copies et « bonne nuit les petits ! Un silence, ensuite, qu’elle saluait en doublant ses doses… S’ils se réveillaient, ses fils tombaient sur sa folie ». Atelier d’écriture en prison, avec un jeune criminel qui a tout lu, même L’étranger et Crime et châtiment. Robe verte dans laquelle sa sœur, mourante, n’a jamais été aussi belle. Religieuse qui essaie d’aider une petite fille. « Ses yeux étaient pleins de larmes. Leur tendresse était insupportable ».
Une des histoires les plus fortes est peut-être celle qui se déroule dans une ancienne fabrique transformée en clinique clandestine. Les employées mexicaines ne connaissent de l’anglais que le strict nécessaire : « utérus, curetage, ampicilline contre infection, codéine pour douleur ». Les femmes qui viennent avorter sont toutes américaines, effrayées, honteuses. Une Mexicaine enceinte trimballe une serpillière crasseuse et les dévisage avec mépris : « Que racontes-tu à ton curé, sale garce ? Tu as sept enfants… Tu dois bosser dans ce mauvais lieu ou crever de faim ? Mon Dieu, c’était sans doute la vérité ».
Pourquoi les histoires de Lucia Berlin nous attrapent-elles si fort ? Peut-être à cause de sa capacité à observer le pire et à révéler le plus subtil, sans détourner le regard, à prendre le risque de la joie et de la légèreté plutôt que du drame et de la complaisance. Les personnages ne sont ni bons ni mauvais. Ils se montrent parfois dignes et courageux. Et parfois pas. Le médecin qui pratique des avortements clandestins : un play-boy à Rolex et costume de soie mais qui, face à un vrai drame, fait ce qu’il peut. Les poivrots qui laissent galamment passer la jeune femme à l’ouverture du liquor store. La cousine texane, reine de beauté et tête de linotte, mais fiable et solide quand les choses tournent au vinaigre.
Et puis le Mexique. À un moment, l’auteure écrit : « On avait atteint le pont et les odeurs du Mexique. Pollution, chili et bière. Œillets, bougies, essence. Oranges, Delicados et urine. J’ai abaissé les vitres et passé la tête dehors, heureuse d’être chez moi ». Tous ses textes sont nourris et illuminés par les couleurs et la chaleur de l’espagnol et de la culture latino-américaine. Une enfance entre El Paso (à la frontière mexicaine) et Santiago du Chili, de longs séjours à Puerto Vallarta avec son mari, Buddy Berlin, à Mexico chez sa sœur… Sa vision du monde, son cadre de pensées et de sensations, ont peu à voir avec ceux des écrivains américains de sa génération. Il y a chez elle quelque chose d’absolument hispanique. Elle est chez les Latino-Américains comme parmi les siens.
Le père de Lucia Berlin était ingénieur des mines. Elle est née en Alaska, la famille ira ensuite dans le Kentucky, le Montana. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le père est sous les drapeaux, la mère s’installe avec ses deux filles chez ses parents. La mère et le grand-père de Lucia boivent. La grand-mère protège la petite sœur. Lucia est abandonnée à elle-même. Une rencontre avec une petite voisine syrienne la sauvera de l’isolement total : « Je n’ai plus jamais eu d’amie comme Hope. Peu à peu, j’ai intégré la famille Haddad. Sans cela, je crois qu’en plus de devenir une adulte névrosée, alcoolique et anxieuse, j’aurais été sérieusement perturbée. Cinglée ».
Plus tard, il y aura la fac, une vie de bohème à New York, puis au Mexique. Trois mariages (un sculpteur, un musicien de jazz, un autre qui se révèle être héroïnomane, dont elle divorce en 1968). À trente-deux ans, elle se retrouve seule, avec quatre enfants. Lucia Berlin, on l’a dit, était une beauté. Comme l’était sa mère, malheureuse, méchante et froide avec ses filles. Dans une nouvelle, on lit : « Sa plus grande peur : être comme sa mère. Cruelle, alcoolique ».
Bourbon, vodka et vin sucré à la maison. Valium, Thorazine et Dilantin dans les centres de désintoxication… Jusqu’à la fin des années 1980, Lucia Berlin écrit, mais peu, on est encore dans la longue traversée de l’alcool. Elle ne s’y mettra sérieusement que dans les années 1990, après avoir arrêté de boire. C’est aussi le moment où elle enseigne, à Boulder (Colorado), « la ville la plus saine des États-Unis […] On peut se promener seule la nuit, ne pas fermer sa porte à clé. Il n’y a pas de gang ici, pas de racisme. D’ailleurs il n’y a pas beaucoup de races ».
C’est pendant cette période qu’apparaît son style, très visuel. Une infirmière aux urgences s’occupe d’un petit jockey mexicain, « une divinité aztèque en miniature ». Pour lui enlever sa tenue compliquée, c’est « interminable, comme chez Mishima où il faut trois pages pour ôter son kimono à la dame ». Parfois, les descriptions sont presque des haïkus : « Grises sont les ambulances, grises les tenues des chauffeurs, grises les couvertures ; les patients sont jaunes et grisâtres sauf là où les médecins ont marqué leur crâne ou leur gorge d’une croix au stabilo rouge ». Ou encore : « Elle était très haute et courte, comme une voiture de BD qui serait rentrée dans un mur. Une voiture aux cheveux dressés sur la tête ».
L’écrivaine disait : « J’exagère pas mal et mélange fiction et réalité, mais je ne mens jamais vraiment ». On la compare souvent à Raymond Carver – alcool, nouvelles, génération –, ce qui est censé être un compliment, mais elle n’a pas besoin de ça. Elle a un sens du rythme et de l’accélération tout à fait unique : « Une nuit, il faisait un froid mordant. Ben et Keith dormaient avec moi, en combinaison de ski. Le vent faisait claquer les volets, des volets aussi vieux que Herman Melville. Le grésil sifflait contre les fenêtres et Max appela […] Il est venu avec des roses, une bouteille d’eau de vie et quatre billets d’avion pour Acapulco. J’ai réveillé les enfants et on est partis ».
Lucia Berlin est morte alors qu’elle était en train d’écrire un texte (pas encore traduit) sur le Mexique avec Buddy (Max) et les enfants. Une chambre sordide dans les Chiapas. Les enfants ont attrapé la dengue, Buddy est en manque. « Diarrhée et vomi. Buddy, allongé replié sur lui-même, tremblait violemment sur le siège avant… »
La phrase est restée inachevée.