Frères migrants, qui le monde vivez…

On pourrait commencer le livre de Patrick Chamoiseau par ses derniers mots : « Paris, Genève, Guadeloupe, Rio, Porto Alegre, Cayenne, La Favorite, décembre 2016 ». Frères migrants a été écrit en mouvement, entre des îlots de l’archipel mondial ; vingt ans après avoir retracé son itinéraire d’écriture en « pays dominé », dix ans après le constat fait en compagnie d’Édouard Glissant que les frontières n’avaient jamais été aussi proches de leur valeur de papier, c’est à la fin d’une année marquée par la visibilité d’un phénomène historique majeur que cet homme-écriture a rédigé un texte qui est, à son image, à la fois un essai, un poème et un manifeste, un appel et une prière.


Patrick Chamoiseau, Frères migrants. Seuil, 136 p., 12 €


La face émergée de ce phénomène apparaît dans des images produites à l’attention des publics européens : canots de fortune dérivant en Méditerranée, champs de barbelés franchis à la hâte, campements urbains édifiés au pied du métro ; la migration accélérée de centaines de millions de personnes dans le monde est un phénomène plus large. Gardons-nous donc de certains effets d’optique pour voir qu’il ne concerne pas uniquement le continent européen. Faut-il rappeler qu’il existe aussi des migrations internes aux continents, que la majeure partie d’entre elles s’en vont du « Sud » vers le « Sud », et que les plus vastes et plus anciens camps de refuge et de transit se trouvent, non pas en France ou en Italie, mais en Afrique ? Le franchissement des frontières nationales n’est pas non plus le propre des hommes et des femmes qui fuient les combats de la guerre en Syrie et en Irak. En dépit de l’intensité de ce conflit, comme du terrible désaveu que les réactions des États européens ont infligé à leurs propres autocongratulations, la France et son mythe universaliste en tête, voir les choses ainsi serait donner aux uns le surplus d’attention refusé aux autres – ceux que les catégorisations administratives et morales nomment, avec une banalité qui frise le dédain, les « migrants économiques ». Ce serait faire preuve d’une commisération à échelle variable, qui s’accommode bien de la complexité des émigrations.

Qui migre ? Ou, plutôt, qui ne migre pas ? Qui vit sans circuler et faire circuler, écrire et faire écrire ? Et pourtant, ici ou là, les émigrés seront expatriés ou bien parias. Il y a toutes les raisons du monde pour franchir des limites, relier des points du monde. La première d’entre elles est un imaginaire, un élan vital qui reconfigure les vies possibles, « l’appel secret de ce qui existe autrement ». Patrick Chamoiseau rattache cette aspiration à une pensée, non de la mondialisation, mais de la mondialité : « Par ses alchimies silencieuses, la mondialité diffuse en nous la présence d’un invisible plus large que notre lieu, d’une partie de nous plus large que nous-mêmes. […] Citoyens de cette mondialité (qu’ignorent toujours les géographies capitalistes), les voici inclassables – à la fois clandestins bannis expulsés expurgés exilés désolés voyageurs tapageurs réfugiés expatriés rapatriés mondialisés et démondialisés, dessalés ou noyés, demandeurs d’asile, demandeurs de tout ce qui peut manquer aux vertus de ce monde, demandeurs d’une autre cartographie de nos humanités ! ».

Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Seuil

Patrick Chamoiseau © Jean-Luc Bertini

Voilà, on y est. L’horizon est ouvert, le regard s’émancipe. Ce souffle donne à cette parole des airs souvent irréductibles, visionnaires. Il fait la continuité de ce livre fragmentaire, certes écrit dans l’urgence de l’événement, mais aussi dans la poursuite inlassable d’une œuvre commencée au début des années 1980. Une œuvre qui, depuis, dessine les contours d’une communauté hors-identité, hors-race, hors-marchandage, hors-culture, hors-idéologie, hors tout court. Ses membres, dénués de carte d’adhésion, évoluent dans un dehors qui est un tissu de relations entre tous les vivants, animaux et plantes compris, ainsi qu’avec les morts dont les textes, et peut-être d’autant plus lorsqu’on peut les appeler poèmes, nous laissent de discrets repères.

Cette fois-ci, à la suite de La matière de l’absence, roman paru à l’automne 2016 dans lequel un chant fraternel et méditatif naissait de la disparition de la mère, Patrick Chamoiseau établit l’idée de communauté renouvelée en étirant un mot désormais périmé par son usage. « Migrants » ne signifie plus les personnes, mais le phénomène statistique. Un mot qui ne dit plus rien se tait. Surtout, un mot tellement récupéré inflige une violence supplémentaire à ceux qu’il assigne à une identité impersonnelle. Il y a déjà de la discrimination, de la catégorisation et de l’administration dans cette désignation convenue. Mais, comment dire, bien difficile est l’effort pour échapper à ces réflexes de langue-pensée, si l’on ne fait pas un pas d’écart pour contourner l’obstacle.

Le poème effectue ce déplacement. « Migrants » n’y dit plus la même chose. Y ajouter « frères », c’est sortir de cette langue-malgré-nous dont les sonorités plates, les reliefs creux, dissimulent des aspects hautement injustes. C’est aussi se placer dans un héritage ; parmi quantité d’autres, mais peut-être à leur tête au sein de ce que Patrick Chamoiseau nomme sa « sentimenthèque » ou « sentimengraphie », dans celui de François Villon, pendu parmi les pendus. La « Déclaration des poètes », qui appelle à penser une « Nation-Relation, souveraine mais solidaire, offerte au soin de tous et responsable de tous sur le tapis de ses frontières », devrait être placardée au frontispice de nos bureaux de l’immigration ; mais les agents de l’État ne sont pas poètes.

Ce manifeste final a le même timbre que le reste de ce texte constant et sensible, qui, à l’image de son auteur, se situe au croisement des genres et des registres. Autant de frontières entre lesquelles Chamoiseau parvient à fondre ensemble, souvent par re-formulation, l’émotion du poème, la réflexion de l’essai et la virulence du pamphlet. L’hommage qui l’ouvre, à deux femmes, deux figures du don, se transmue peu à peu en une adresse plus vaste à cette communauté idéale, d’autant plus intellectuelle qu’elle use du numérique avec conscience, et qui ne se nourrit pas d’amour et d’eau fraîche, mais plutôt d’esprit de combat. Sa prière aux morts et aux vivants risquant la mort se complète d’une charge contre « la paix néolibérale », contre le dévoiement du langage en vue de contrefaçons idéologiques (les « valeurs », « l’ouverture », le « vivre-ensemble », etc.), contre la dérive qui oublie la différence des êtres au bénéfice de la variété des produits. En poète, Patrick Chamoiseau fait ce qu’il dit ; en penseur, il ne manque pas de s’interroger sur les possibilités de l’action. Ne mettons pas nos efforts à trier et à comptabiliser ceux qui entrent et sortent, mais à renverser, recréer la pensée de la migration, de la migrance. « Qu’est-ce donc qu’agir ou que porter-manœuvre au-delà de l’urgence sans délaisser l’urgence ou rater l’essentiel, et sans considérer qu’au principe de ce drame règnent des forces invisibles ? »

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