Il y sera question de jardins, jardins visités, jardins entrevus par les vitres d’un voyage, jardins rêvés, jardins souvenus, toute une suite en vers et mode mineur et passionné ; il y sera aussi question d’étrangeté, et toutes ses déclinaisons, ainsi de ce mot allemand « fremd ».
Friederike Mayröcker, Scardanelli. Trad. de l’allemand (Autriche) par Lucie Taïeb. Atelier de l’Agneau, 75 p., 17 €
Les jardins de Friederike Mayröcker
En ouverture, il y a les fleurs rouges dans le verre posé sur le plancher de la pièce nue dans la Tour Hölderlin sur le Neckar : « dans le jardin dis-tu les arbres / sont toujours les mêmes qu’à l’époque ». Ce recueil, tel un jardin, et toutes ses fleurs : violettes aubépines et narcisses et ces « roses peintes par les larmes matinales sur les carreaux de la fenêtre », épine vinette primevères coucous crocus hépatiques sauvages vigne vierge et clématites : « chaque haie pente fleur du poète : chaude cendre », drave printanière « blancs matelas de mille muguets blanc murmure ébouriffé du 1er calice de tulipe rocher où les roses fleurissent passant le jardinet aux herbes puis les rivages sertis de / fleurs, parfum d’aspérule rose de neige au milieu du printemps » mimosas fanés ombelles couleur lilas mauves délicates châtaigniers en fleurs, lilas et camélias, myosotis anémone, pivoine fuchsias et résédas « roses des yeux des prés » bougainvilliers et « petits bouquets de muscats du jardin noués d’un fil de soie » glycines juliennes des dames ou violes de nuit pâquerettes pavot et pissenlit cytise vinaigrier cardamine des prés et tussilage tanaisie et tilleul digitale doigtier et noire rose « laurier rose et molène noircie »… On salue la virtuosité patiente et érudite de la traductrice.
Le langage des fleurs
Il y a ici cette science botanique du poète, certes, et je ne peux m’empêcher de penser à Paul Celan, son entretien dans la montagne, et ce passage redit ici dans les mots de Stéphane Moses (Verdier, 2001) : « à gauche fleurit le martagon, fleurit sauvage, fleurit comme nulle part ailleurs, et à droite s’élève la raiponce ; et dianthus superbus, l’œillet splendide se dresse non loin de là ».
Peut-être, à l’origine de la fleur dans la vie, dans l’écriture de Mayröcker, y a-t-il l’amour : « moi tenant la main de ma douce mère qui comme FLEUR penchée vers / moi elle m’aimait comme jamais personne ne m’avait aimée ». Or, Mayröcker a quatre-vingt-douze ans et le dernier recueil qu’elle vient de publier s’appelle Fleurs…
Mais il y aussi, dans ces jardins réels ou imaginaires, une fleur, je l’ai gardée pour la fin, elle est nommée dans une aura où résonne comme en écho l’harmonie du soir de Baudelaire : « l’ostensoir des fleurs de sureau… », fleur subliminale tout au long du recueil, nommée de quatre lettres : Höld – Hölderlin tel un mot crypté pour Holunder/sureau, à moins que ce ne soit l’inverse – le sureau : « le Sambucus nigra forme des corymbes et il constitue toute une pharmacie en raison de son effet bénéfique sur le corps humain » (Marcel Beyer). Or nous sommes bel et bien ici dans la pharmacopée de Mayröcker ; non seulement, comme le rappelle Marcel Beyer dans sa postface, les fleurs ont soigné « le mal » de Hölderlin « avec des infusions de feuilles de belladone et de digitale » mais, tout au long du recueil, la poétesse distille à infime dose, telles cinq gouttes, ces cinq lettres de sureau/Höld, tour à tour pour apaiser la douleur et la peur, enivrer le souvenir. Et de comparer son travail à l’art du pharmacien, ainsi que la cite Beyer, en mars 1988 : « c’est comme si tu ajoutais un soupçon de poudre sur la balance du pharmacien ».
Dans ce livre du deuil infini et de la Melancholie, il y a ces fleurs de consolation : « Höld – les fleurs mauves brisées à savoir cette forêt de lilas dans ma chambre dé-/posée dans la pièce emplie de pleurs. » Oui, le lilas, comme autre mot, autre fleur de la même famille, pour dire aussi le sureau : « il fleurit rose ce jardin étranger : calme sans habitant / semblait-il ».
« Notre langage en pays étranger » (Hölderlin)
Il y a dans ce recueil « 1 schöner / Wanderer mit Alpenhut und einer Blume in seiner Hand » ce « promeneur » (selon la traduction de Lucie Taïeb), un « randonneur » (selon celle d’Aurélie Le Née). Wanderer : comment traduire l’aura de ce mot ? l’aura de Schubert et de ces errances… Marcel Beyer, dans sa postface, écrit de ce personnage en route, avec une fleur à la main : « c’est ‟Hold” , c’est le ‟sureau”, c’est la plante médicinale elle-même […] Et quand je lis dans le poème hoelderlinien ‟À la source du Danube” : Des Alpes vertigineusement descendue / Une étrangère s’en vient à nous, celle qui rompt / Le sommeil, la / Voix façonneuse d’hommes le randonneur devient identique à la langue ».
Peut-être cet « étranger », cet « étrange » fremd dont Mayröcker, dans son « Discours de remise du prix Büchner », écrit, cachée sous le masque de Lenz : « il y a 1 étranger/étrange –1 Fremder – en moi, c’est lui qui a tout fait, lui qui m’a écrit tout cela, il a tout chuchoté, pas vrai ? »
L’étrange/étranger dont Mayröcker cherche les mots pour dire l’errance-errement dont la seule guérison serait l’écriture : « sans notre pouvoir à nous tous d’écrire, nous serions depuis longtemps devenus wahnsinnig/insensés/fous [1] ».
Cette « folie divine », écrit-elle de Hölderlin. Or le titre de ce recueil, « Scardanelli », est le nom dont Hölderlin signa ses derniers poèmes, ceux de la chambre nue, avec les fleurs rouges dans un verre sur le plancher de la Tour au bord du Neckar. Poèmes constellé de ces mots de la plus haute, la plus profonde, la plus intense dimension de l’humain : disant l’intériorité Innenheit du monde enténébrée de nuages – l’esprit/spiritualité/Geistigkeité – les abîmes de profondeur/Tiefigkeit – Ultime langue de Hölderlin que Marcel Beyer retrace dans sa postface : « En lisant dans Scardanelli : ‟Puis je perds / le langage : disparait” et ‟cette impitoyable mnémotechnique, art de la mémoire”, je me souviens de la deuxième version de Mnémosyne de Hölderlin : ‟Morts à toute souffrance, et nous avons presque / Perdu notre langage en pays étranger” et ‟Car les Maîtres du ciel n’ont point / Toute-puissance. Oui, les mortels avant eux atteignent / Le bord du gouffre” ».
L’écriture du Scardanelli de Mayröcker est constellée de « traces », elle-même parle de Ankläge/résonances – de Hölderlin, de petits signes, de rappels, répétés, repris parfois sur plusieurs poèmes, ou dans le même texte, autant de prises/Prise comme d’un tabac, une drogue, un médicament… parfois un seul mot, et que l’on croirait bien banal : nimmer/jamais : or, dans ses notes de travail, elle cite les vers de l’Hymne où ce simple adverbe de temps apparaît, comme un rappel, une notice de tout un contexte… parfois des vers entiers repris comme une litanie, autour d’un mot Nachtigall/rossignol, d’une évocation récurrente où tintent comme une cloche dans le soir ces deux vers de Hölderlin, et où vibre comme en secret la tonalité du recueil : « alors que j’étais enfant,/ Je comprenais le silence des espaces célestes, / Les paroles des humains, je ne les comprenais pas ».
Dans un souci de cohérence délicate à l’intérieur de ce tissage de textes et de citations, Lucie Taïeb a choisi de traduire également ces mots ou vers ou extraits de Hölderlin, en juste assonance tels qu’insérés dans l’écriture de Mayröcker. Le travail de Lucie Taïeb est riche de sa longue familiarité avec la langue de Mayröcker, qu’elle traduit depuis des années, on y retrouve l’empreinte de sa propre sensibilité de poète et de cette même rigueur et qualité d’écoute d’écritures d’horizons aussi divers que Nelly Sachs, Jabès, Juan Gelman [2].
Dans une note, elle nous emmène dans son atelier de traduction, nous y voyons à l’œuvre les choix obligés devant les sens multiples d’un seul verbe, nous y entendons les résonances au cœur d’un mot aussi simple qu’une violette : « La julienne des dames, en français, est, en allemand ‟Nachtviole”, soit viole de nuit. Dans un même poème, Friederike Mayröcker évoque les violes de gambe, la violette (celle qui point, pointe, et pointait), les violes de nuit. »
Ce ne sera pas sans doute pas un des moindres mérites de ce petit recueil de Mayröcker que de nous donner envie de retrouver les derniers poèmes de Hölderlin, signés Scardanelli et appelés « Poèmes de la folie ». Retrouver leur lumière, leur foi en la beauté du monde, en la force de la vie et de chaque printemps. Du plus noir et douloureux des ténèbres, leur foi intacte en la plus haute dimension de l’humain.
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Il y a quelques mois, dans une interview (in Der Standard), elle emploie le mot, que je n’avais jamais rencontré : Wahnwitz/folie, parlant de son travail, de son écriture.
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Lucie Taïeb, Territoires de mémoire : L’écriture poétique à l’épreuve de la violence historique, Classiques Garnier, 2012.