Un parcours de combattantes

L’enquête menée par la sociologue Milena Jakšić s’intéresse à la catégorie de victime construite par différentes institutions nationales et internationales dans le cadre de politiques publiques de lutte contre la traite des êtres humains, très largement focalisées sur la prostitution. Elle s’interroge sur le grand écart qui sépare la catégorie et l’expérience des personnes catégorisées, la chose n’étant pas ici adéquate à son concept.


Milena Jakšić, La traite des êtres humains en France : De la victime idéale à la victime coupable. CNRS Éditions, 304 p., 25 €


Ce décalage est le fil directeur de l’ouvrage. Il ne s’agit pas simplement de dénoncer la production de catégories institutionnelles inadéquates à leur public, mais de décrire méticuleusement les conséquences de l’écart – ce que la catégorie fait aux personnes qu’elle catégorise. En l’occurrence, ces effets sont analysés par l’auteure comme une « production sociale de l’absence » : une façon de décrire, de mettre en récit, de dramatiser et d’invoquer des victimes, de légiférer pour elles, alors même que ces victimes disparaissent au cours du processus institutionnel censé les prendre en charge et les protéger. En d’autres termes, on produit des dispositifs de prise en charge des victimes de la traite, mais, au bout de ce dispositif, peu de droits sont acquis et la victime s’est magiquement transformée en coupable…

En croisant des entretiens particulièrement vivants avec des observations ethnographiques d’abeille ouvrière, l’enquête promène le lecteur dans les services de police, les associations, les services préfectoraux et jusqu’au tribunal. Elle restitue la parole de celles dont on parle tout le temps et qu’on n’entend pourtant pratiquement pas. La description des processus de catégorisation et de certification des victimes dessine un dispositif institutionnel complexe, que la deuxième partie de l’ouvrage vient éclairer par une généalogie des débats qui ont orienté la question de la traite des êtres humains en France depuis le XIXe siècle. Le lecteur féru d’études sur le genre retrouvera dans cette généalogie une sédimentation classique des questions prostitutionnelles, entre d’une part un courant abolitionniste radical, qui voit dans la prostitution une violence en soi, et d’autre part un courant libéral distinguant la prostitution de ses conditions d’exercice – par là, entre une prostitution libre et une prostitution forcée. Entre ces deux positions, la catégorie de victime n’est pas la même et donc ne concerne pas les mêmes personnes.

Il ne faudrait sûrement pas trancher entre ces positions qui renvoient à des lignes idéologiques différentes du féminisme. Pourtant, la position de l’auteure apparaît clairement. De nombreuses enquêtes de sciences sociales référencées dans l’ouvrage nourrissent la critique de l’abolitionnisme et de ses effets, renvoyant à une idée finalement simple : comment peut-on arguer de la vulnérabilité de certaines populations pour réduire leurs marges de manœuvre ? Cette question critique vaut aussi bien pour la loi sur la sécurité intérieure adoptée en 2003 que pour celle de 2016 visant à « renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ». Dans les deux cas ont été adoptés des dispositifs conditionnant systématiquement les droits de « victimes » à protéger. Le fil directeur des politiques anti-traite consiste bien à criminaliser toujours davantage les pauvres, les personnes migrantes et celles qui se prostituent. Le travail de Milena Jakšić donne ainsi un coup de projecteur sur ce que la sociologue états-unienne Elizabeth Bernstein appelle le « féminisme carcéral » et, plus largement, sur le phénomène de substitution des politiques pénales aux politiques sociales. Au fur et à mesure de la découverte de ce corpus historique, il devient difficile de ne pas voir que la clef de l’absence des victimes de la traite réside dans le fait qu’on parle toujours pour elles et en leur nom, une victime devant avant tout être parlée par d’autres ; difficile, également, de ne pas remarquer que ce ventriloquisme révèle un féminisme sans sororité, celles qui parlent pouvant le faire précisément parce qu’elles ne partagent aucune des propriétés sociales des victimes. Ce sont bien des femmes blanches pour la plupart, éduquées, nationales et riches qui s’expriment sur la condition de femmes migrantes, sans-papiers et précarisées.

Milena Jakšić, La traite des êtres humains en France. De la victime idéale à la victime coupable. CNRS

En montrant comment le problème de la traite a été construit par l’association de la prostitution et de l’immigration irrégulière, Milena Jakšić donne à voir l’équation par laquelle les projets contemporains de femmes migrantes passant par la prostitution (pour, par exemple, rembourser le passage d’une frontière) sont toujours délégitimés par celles et ceux qui prétendent les comprendre et les protéger. Migrer et se prostituer équivaut à être victime de la traite, l’aspiration migratoire se dissolvant dans une victimisation qui interdit d’être solidaire du projet de ces femmes fuyant une situation particulière pour trouver des conditions de vie meilleures. Au demeurant, cette démonstration se démarque de certaines positions antiabolitionnistes qui visent à dévoiler la fausseté de la catégorie de victime en insistant sur la part stratégique, inventive et active des femmes migrantes qui se prostituent. Pour Milena Jakšić, il s’agit là d’une question épistémologique importante : la catégorie de victime n’est pas fausse, car elle est réelle dans ses effets. C’est là tout l’apport de cet ouvrage. Le cadrage institutionnel de la question de la traite conduit les victimes à frauder les dispositifs de protection : construites comme victimes, elles doivent prouver qu’elles le sont bien. Être victime revient ainsi à être suspectée de ne pas l’être vraiment, de chercher à obtenir quelque chose illégalement. Cela conduit à devoir se soumettre à de multiples épreuves administratives, pour finalement obtenir bien peu de droits. La victime est ainsi rapidement convertie en coupable.

Les « effets de réalité » d’une catégorie construite par des personnes qu’elle ne concerne pas apparaissent dans ces parcours de combattantes élaborés par des institutions qui définissent des victimes idéales en obscurcissant les victimes réelles, toujours inadéquates à la catégorie abstraite formulée par les plus privilégiés. La riche description ethnographique des épreuves que doivent surmonter les victimes face aux différentes administrations, associations et tribunaux est également une invitation à comparer ces parcours à d’autres. Cette définition d’une victime « authentique » fait penser à la manière dont les gays et lesbiennes demandant l’asile doivent aujourd’hui prouver leur sexualité, dans des régimes de preuve aux conditions définies par d’autres et parfois délirantes. Une telle rhétorique de l’authenticité gouverne de la même façon les commissions de spécialistes qui décident de l’accès à des traitements hormonaux-chirurgicaux ou à un nouvel état-civil pour les personnes trans. Ce grand écart, producteur de l’absence des acteurs réels dans les procédures auxquelles ils sont soumis, contribue à rendre leurs conditions de vie plus difficiles encore et à les soumettre à de nouvelles injonctions, à de nouvelles performances institutionnelles et à d’autres suspicions.

Au terme de cet ouvrage – dont on regrette que l’éditeur ait oublié les notes de conclusion –, la satisfaction du lecteur d’avoir compris une question complexe ne le rend pas pour autant optimiste quant à la situation des femmes migrantes qui se prostituent. Alors que l’enquête de Milena Jakšić porte sur une période précédant la loi votée en 2016, elle permet d’en apercevoir déjà les conséquences. Les parcours de sortie de la prostitution instaurés par le législateur sont une belle illustration de ce qui attend des « victimes » aux droits conditionnés et parlées par d’autres. La traite des êtres humains en France représente à cet égard un exemple d’analyse sociologique intelligente permettant de nourrir une critique sociale aussi fine que nécessaire.

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