Michel Deguy, le poète de La presqu’île et de Fragment du cadastre, l’écrivain de la Raison poétique qui s’est interrogé, depuis son départ du comité de lecture des éditions Gallimard, sur les rouages de l’édition et sur l’objet Shoah, a considérablement évolué et changé de manière au fil de ses nombreux recueils : Ouï-dire, Donnant donnant, Gisants et l’hommage à l’épouse disparue, À ce qui n’en finit pas : Thrène, paru dans la collection « La Librairie du XXe siècle » de Maurice Olender. Au lieu de céder au lyrisme de ses premières œuvres, il en restreint le champ, par le choix prémédité d’un registre analytique et rhétorique.
Michel Deguy, La vie subite : Poèmes, biographèmes, théorèmes. Galilée, 240 p., 18 €
Son livre La vie subite fait immédiatement éclat par le jeu de mots qu’il comporte. Construit suivant trois sections parfaitement distribuées et successives – tout d’abord l’ensemble « Poèmes » qui ouvre le recueil et l’offre immédiatement à la lecture. Dans un second ensemble, les « Biographèmes » se donnent à lire très aisément, suivant une expression de Roland Barthes et l’étymologie du mot qui donnent accès au plus personnel de l’expérience poétique. Enfin, une troisième partie critique intitulée « Théorèmes » organise, dans une progression scandée par la rime intérieure, les enjeux de la poétique de Michel Deguy.
Rarement poète n’avait manifesté une telle lucidité sur son œuvre. D’emblée, il récuse une définition ancienne du poétique donnée par Michel Leiris et passée à l’état de loi, selon laquelle l’état poétique exprimerait des impressions anciennes fortement ressenties. Alors, s’ouvre l’atelier du poète… par ce geste, il propose une poétique pour l’avenir. L’aventure poétique est un voyage comme le rappelait Du Bellay, auquel Michel Deguy a rendu un admirable hommage dans son Tombeau de Du Bellay. Je le cite : « En quoi la poétique peut-elle coopérer, transporter (par l’imaginaire), le logein, logos (dans sa nuit avec le sens, la beauté, l’espérance… ? »
C’est en cette place que le poète rappelle ses expériences au jour le jour dans ses voyages rapides ou plus longs au pays du poétique. Rencontre par exemple très bouleversante avec le poète Ghérasim Luca, l’homme au chef noir couvrant largement son bref sourire de suicidé de la société, et du voyage glossolalique dans la langue pa pa ssio ssio né ment glosée par Deguy en papageno du poème, oiseau lyre des syllabes martelées telles une comptine pour enfants.
C’est aussi le retour d’un dîner après une déconvenue alors que la veuve de Max Ernst, Dorothea Tanning, les renvoya d’un « the party is over ». Il s’agira encore des déambulations non loin de la Columbia University, près de la demeure du poète Kenneth Koch où Deguy devait loger durant son séjour et qu’il retrouva après une soirée passé au Moma, déambulations remontant vers Soho ou descendant vers Greenwich avec Jacques Roubaud, les deux poètes ayant échangé par mégarde leurs pièces d’identité.
Ce peut être aussi un très bel éloge funèbre de Jean-Marc, le filleul de Michel Deguy, intitulé « Messe » qui est pris au plus vif et au plus douloureux de la mort. Il en saisit ce qu’il en est de la vie toute simple dans son éclat de pureté, vie subite au plus proche de l’expérience.
Ce peut-être aussi le « Tombeau » offert au poète et critique Jacques Dupin, le poète de Gravir, car l’une des tensions du poète est tension icarienne. Le poète est chose ailée, comme le disait Platon dans le dialogue intitulé Ion, comme l’a écrit Marc Fumaroli dans son Chateaubriand.
Enfin, la troisième partie de cet ensemble, la plus novatrice, est la section conçue comme une réflexion théorique sur le poème et la poésie. Michel Deguy projette dans le poétique une vision nouvelle du poème fondamentalement créatrice d’états d’élation. Rien moins qu’un faire « écouter-voir », que déjà Lévi-Strauss avait mis en œuvre dans son admirable leçon sur Poussin.
« Ô divin voyageur ! te suivre », écrivait Hölderlin, qui est l’un des premiers phares du poète de La presqu’île et de Thrène modulant d’innombrables registres. Le poète traducteur de Hölderlin avec André du Bouchet et Philippe Jaccottet dans la Pléiade frôle toujours, comme tous les poètes, les rivages de la folie, avant même la découverte des poèmes de la folie écrits dans la tour de Tübingen chez le menuisier Zimmer par l’auteur d’Hypérion et le traducteur d’Empédocle. Autant de références cardinales pour le poète de Ouï-dire qui a exploré tous les champs de la connaissance en poète-philosophe, et qui a su intégrer à la fois leur lyrisme et leur matérialisme dialectique dans une diction qui est sa marque spécifique, et qui fera date pour tous les lecteurs de l’avenir.
Deguy, en effet, nous frappe par la matérialité technique dont il nourrit son verbe, « bibelot d’inanité sonore » toujours grevé du poids d’une étonnante culture mythologique et scientifique venant alléger le jeu avec l’art des Grands Rhétoriqueurs, en cours de formation comme une coulée de lave où le calembour rivalise avec les inventions linguistiques les plus risquées, appelant avec Claude Bernard « le hasard qui ne favorise qu’un œil expérimenté » (Jean Rostand). La poétique de Deguy cristallise donc autour d’une phénoménologie sensualiste issue de Heidegger et passée par le « Diable de ramage » qu’évoque Jean Starobinski dans sa belle étude sur l’auteur du Neveu de Rameau et les fragments d’Héraclite.
Pour revenir aux poèmes de la première section de l’œuvre vive qu’est La vie subite, citons un extrait de l’un de ses plus puissants temps forts, pour laisser le lecteur composer son cosmos au sein de cet univers fortement organisé et construit à la manière d’un temple grec, comme dans l’un des poèmes du finale de l’œuvre :
« Un pavement »
« La mosaïque pariétale et pédestre
Latérale englobante débordée
est un art à éclipses comme la perfection. »